Julie Gayet & Claire Bodin : "Œuvrer en profondeur pour modifier les mentalités"

8 mars 2024
Des progrès importants ont été obtenus, notamment dans la lutte contre les violences et harcèlements sexistes et sexuels. Des garde-fous ont été instauré, des référents harcèlement sur les tournages et des formations obligatoires au CNC et au CNM, notamment lorsqu’on perçoit des subventions publiques. Mais le processus est long. Dans la jeune génération, les vieux clichés perdurent, les adolescents n’ont pas autant changé qu’on l’imagine.
Gayet Bodin

Avec l’affaire Weinstein qui a permis une prise de conscience dans nos milieux culturels, la vague #metoo a montré qu’il s’agit d’un phénomène massif pour toutes les femmes. Les nouveaux témoignages, dont celui de Judith Godrèche, remettent le problème sur le devant de la scène. C’est une bonne chose. C’est surtout un problème « systémique », comme on dit. C’est la raison pour laquelle je me suis engagée avec le collectif 50-50 et la Fondation des Femmes, afin de changer le rapport de force.  Des progrès importants ont été obtenus, notamment dans la lutte contre les VHSS (violences et harcèlements sexistes et sexuels), qui forment un continuum, qui vont de la simple remarque blessante et sexiste jusqu’à l’agression et au viol dans les cas les plus graves. Des garde-fous ont été instauré, des référents harcèlement sur les tournages et des formations obligatoires au CNC et au CNM lorsqu’on perçoit des subventions publiques. Mais le processus est long. Les études montrent que dans la jeune génération, les vieux clichés perdurent, les adolescents n’ont pas autant changé qu’on l’imagine. 

Il faut œuvrer en profondeur pour modifier les mentalités. C’est aussi par l’éducation qu’on avancera. C’est pourquoi j’ai une grande admiration pour les associations qui œuvrent pour l’égalité Femme-Homme, la parité et donnent de la visibilité aux femmes dans nos industries.  Certains protestent contre la « cancel culture », or non seulement nous ne sommes pas aux États-Unis, mais cet « effacement » existe très peu chez nous, et il ne s’agit pas d’interdire les films de ceux qu’on découvre agresseurs ou violeurs car ces œuvres, racontent une époque, ses mœurs et ses mentalités, mais il s’agit de mettre en lumière et célébrer les femmes qui ont été effacés dans l’histoire : « la bright culture » ! C’est dans cet esprit que s’inscrit la rencontre avec Claire Bodin, présidente du centre Présence Compositrices dans la musique classique, qui a créé le moteur de recherche « Demander à Clara » en hommage à Clara Schumann.

Julie Gayet : « On ne naît pas féministe, on le devient ». Et toi Claire ? Es-tu née féministe ?

Claire Bodin : Je ne suis pas née féministe. En tout cas, je ne suis pas née dans une famille dans laquelle les valeurs féministes tenaient lieu de valeurs qu’on pouvait transmettre au niveau éducatif. En revanche, j’ai pris conscience de tous ces enjeux féministes à partir du moment où je suis devenue maman. Entre 24 et 29 ans j’ai eu trois enfants, à une époque où toutes mes amies n’avaient pas d’enfant. Elles les ont eus beaucoup plus tard. Je sortais du CNSM de Paris. J’avais eu des prix, j’envisageais une carrière de claveciniste, je voulais avoir un parcours traditionnel, passer des concours internationaux, etc. J’ai commencé à m’apercevoir que c’était très compliqué. J’étais mariée à un flûtiste qui avait son bureau, sa pièce à lui, bien fermée au sous-sol. Moi, mon clavecin était dans le salon, porte ouverte sur la cuisine, un lieu ouvert dans lequel les enfants avaient leurs jeux de Lego !

J.G. C’est ce dont parlait Virginia Woolf, une chambre à soi, qui a été le déclencheur ?

B.C. Oui, le fait de ne pas avoir de chambre à soi a eu pour conséquence de me retrouver à 29 ans, totalement morcelée. Ça ferait un très beau titre de roman ! La femme sans cesse interrompue.  Interrompue dans ma pratique professionnelle, partagée entre le fait de devoir laisser mes enfants chez la nounou et le besoin de travailler. Je pleurais de les laisser et en même temps je pleurais de ne pas pouvoir travailler. Des histoires d’intimités. 

A ce moment-là, je me suis alors demandé comment faisaient les autres pour être à la fois des femmes, des épouses, des mamans, des professionnelles, des artistes et avoir un espace intérieur ! La chambre à soi, c’est à la fois l’espace physique mais c’est aussi une vie intérieure à soi, le fait de pouvoir se donner du temps pour créer. Tu le sais très bien. On se réveille avec, on s’endort avec et quand on est sans cesse happés par les problèmes du quotidien qui n’ont rien à voir avec ça… C’est très compliqué. D’où cette impression d’être morcelée parce que chacun de ces aspects de ma vie, finalement, n’était pas satisfaisant. J’ai aimé être maman. J’ai aimé être une artiste. J’aimais être la femme de mon mari. Mais la réunion de tout cela n’était juste pas possible. 

J’avais 99,9 % de la charge domestique en plus de ma vie professionnelle. Quand on faisait des concerts avec mon mari, ce n’était pas lui qui s›occupait des enfants, avant et après le concert. Et ce n’est pas une accusation.

Oui. Je vois très bien. On a toutes vécu cela. La fameuse « charge mentale »  

Alors je me suis dit « mais où vais-je finalement exister ? Comment me réaliser dans quelque chose que j’aime profondément. » Le projet de travailler sur les compositrices est un peu né de cette réflexion. Et puis, j’ai découvert un jour un dictionnaire, The Grove dictionnary of women composers ( New-York, Norton, 1994) entièrement consacré aux compositrices. Et là, ça a été le choc de ma vie. C’est absolument invraisemblable, il existe non seulement des centaines de noms, mais des milliers d’œuvres de compositrices ! Puis il y a aussi eu la découverte d’un recueil d’Elisabeth Jacquet de La Guerre (1665-1729) dont les pièces de clavecin ont été pour moi une porte d’entrée concrète dans l’univers des compositrices. Très connue à son époque au XVII°, elle est tombée évidemment dans l’oubli, comme bien d’autres. Tout cela m’a amené à créer d’abord un ensemble baroque à géométrie variable avec pour vocation de mettre en valeur les femmes de l’époque baroque, les compositrices, les muses des mécènes, les interprètes… L’ensemble s’appelait Les Bijoux indiscrets. C’est d’ailleurs le titre d’un roman très licencieux de Diderot, qui avait été interdit. J’étais tombée dans cette marmite des compositrices et je me suis dit que je ne pouvais pas me limiter seulement au baroque. Alors en 2011, j’ai créé le festival, Présence féminine qui lui, n’était plus limitée au niveau temporalité, et petit à petit, j’ai délaissé mon activité de claveciniste au profit de ce travail d’investigation. En 2019, on a reçu le soutien de la Sacem pour la base de données Demander à Clara et le festival Présence féminine est devenu Présence Compositrices. 

Pourquoi avoir changer Présence féminine pour Présence Compositrices ? 

Je ne voulais pas lutter contre une exclusion en en créant une autre. Il était absolument évident que les hommes et les artistes devaient, main dans la main avec les artistes femmes, porter la musique des compositrices. L’adjectif « féminine » apposé au festival était censé au départ simplement désigner le fait de ne programmer que des compositrices. Les hommes ont pensé que nous ne voulions travailler qu’avec des artistes femmes. En renommant le festival Présence Compositrices, on a éliminé cet écueil et on a vu arriver des projets qui pouvaient être portés aussi par des hommes, même si je dois dire que majoritairement, ce sont quand même encore beaucoup les femmes qui nous proposent des projets. Les hommes sont plutôt enclins généralement à ne pas être très courageux quand il s’agit de s’engager pour défendre des projets qui traitent des femmes, ils ont tendance à s’en éliminer par eux-mêmes.  En revanche dans le courrier que nous recevons il y autant d’hommes que de femmes.

Qui vous contacte ? Des artistes pour jouer une compositrice, et mettre en lumière une œuvre de femme ? Ou c’est pour proposer des compositrices à mettre dans votre base de données ? 

On a des courriers qui émane de programmateurs, programmatrices, artistes, femmes et hommes, compositrices du monde entier, des éditeurs, qui nous demandent de les aider à valoriser l’œuvre d’une compositrice vivante ou morte… Des ayants droit aussi, des familles qui nous demandent de les aider à trouver des partitions de leur grand-mère ou de leur arrière-grand-mère. En fait, le courrier que l’on reçoit est extrêmement révélateur de l’état des besoins de tout le secteur. 

Y avait-il un manque ? C’est assez fou d’ailleurs, de constater que les femmes artistes font moins la promotion de leur œuvre. Que ce soit dans la musique, l’art contemporain ou le cinéma, elles ne prennent pas ce temps de leur vivant pour mettre leurs œuvres en valeur. Comme Joanna Bruzdowicz, la compositrice d’Agnès Varda, présente au Festival Sœurs Jumelles !

C’est une question de génération. Pour les compositrices d’une génération plus ancienne, ça peut être encore très compliqué de parler de soi en tant que femme parce qu’il y a la peur d’une discrimination qui se ferait sur le postulat : on m’engage parce que je suis une femme, on ne m’engage pas parce que je suis une bonne compositrice. Parler de soi en tant que femme, il y a encore des réticences. Mais je trouve que ça évolue. 

C’est moins vrai pour les contemporains. Je n’ai pas la sensation de voir plus de promotion faite par les hommes, les jeunes compositeurs d’aujourd’hui que les compositrices. Surtout aujourd’hui, parce qu’on en parle, on en parle beaucoup plus quand même. 

En revanche, ce qui est très clair, c’est qu’il y a eu beaucoup de femmes qui ont composé de façon excellente dans la première moitié du XXᵉ siècle et qu’on a uniquement connu sous le prime de leur talent pédagogique ! Pour preuve, j’ai eu Ginette Keller comme professeure au CNSM de Paris quand j’étais étudiante et je ne savais absolument pas qu’elle était compositrice. Tout comme Odette Gartenlaub, dont on vient d’éditer le catalogue, les musiciennes et les musiciens de ma génération la connaissaient parce qu’elle avait écrit des recueils de formation musicales qu’on utilisait tout le temps. Entre nous on disait « Est-ce que tu as fait ton Gartenlaub ? »  Mais on ne savait pas qu’elle était compositrice et qu’elle a laissé un catalogue de plus de 70 œuvres ! Nous sortons en mars, un disque magnifique de Henriette Puig-Roger, elle aussi surtout connue pour ses qualités de pédagogue.

Comme Nadia Boulanger ? 

C’est un peu différent parce que Nadia Boulanger était très connue. Mais elle s’est quelque part éliminée elle-même de la composition parce qu’elle a estimé qu’elle était moins douée que sa sœur Lili qui était prodigieusement géniale. Et quelque part elle a eu tendance à dévaloriser son propre talent de compositrice qui est pourtant indéniable. Elle avait de multiples activités, on ne peut pas dire que c’était une femme qui restait dans l’ombre. 

Peux-tu nous en dire plus sur votre nouvelle ambition avec le moteur de recherche « Demander à Clara » ? 

Aujourd’hui, nous voulons aussi mettre la lumière sur les compositrices contemporaines, vivantes en dehors du secteur classique. Une compositrice à l’image peut aussi écrire pour un orchestre symphonique ou être jouée par un quatuor à cordes. Comme par exemple, Béatrice Thiriet. On ne connaît pas bien ces compositrices-là. Les insérer dans notre base de données, ça leur donne une visibilité dans un secteur qui peut avoir envie de les engager. Comme au festival Sœurs Jumelles à Rochefort, c’est prodigieusement intéressant et riche toutes ces transversalités dans le secteur classique, pour faire justement se rencontrer des publics, se rencontrer des œuvres.

Si on revient à la place des femmes dans la musique classique, en ce 8 mars, que dirais-tu sur la parité et l’égalité salariale ? 

Ce que je constate et je suis en train justement d’écrire un livre sur mes 17 ans de travail autour de la création musicale des femmes, c’est que quand j’ai commencé en 2006, ce n’était pas un sujet pour le secteur de la musique classique. Ça a commencé à l’être au niveau gouvernemental avec les premières feuilles de route égalité en 2015. Les rapports Reine-Prat avaient fait l’effet d’une bombe et révélé l›inégalité absolument flagrante qui régnait au sein d›un secteur qui pourtant, était par défaut, réputé ouvert mais qui, en fait était ultra fermés à l’égalité. C’était même un constat abominable, aucune femme à la tête de responsabilités, aucune directrice d’opéra, le nombre de compositrice programmé... etc. Aujourd’hui ça évolue, je crois que le secteur de la musique classique est sorti de ce qu’on nomme « l’impensé ». Ça se fait de façon fortuite, souvent brutale. Mais l’étape d’après, c’est la sortie de « la méconnaissance ». Ça veut dire apprendre à connaître et comprendre les raisons de ce constat. Or là, ça demande un acte volontaire et des outils. C’est pour cela qu’on a créé le centre Présence compositrices. Parce qu’il ne suffisait pas de dire à tout le monde vous êtes sexiste, vous ne programmez pas de compositrices. Il faut aussi nécessairement mettre à disposition des outils pour que les bonnes volontés puissent s’en servir. 

Tu écris donc un livre ?

Écrire ce livre sur cette évolution est un énorme travail et comme je suis administratrice à temps plein en plus de travailler sur les dossiers de demandes de subventions, la compta, la direction artistique etc…Cela me prend du temps. Nous ne disposons pas assez de financement au sein de l’association pour avoir un poste administratif à temps plein. Ce qui est un scandale absolu au vu de la charge de travail qu’on a et surtout du développement et de l’amplitude de nos actions.

D’où la question de l’argent accordé aux femmes ! 

Alors quid de l’égalité salariale ? Il est clair que les femmes et les hommes dans les orchestres, par exemple, ont les mêmes salaires grâce aux conventions collectives. Les postes de direction, ça se discute au cas par cas. Concernant les attributions de subventions, là, il est de notoriété publique que pendant des décennies moins de financement a été octroyé aux femmes.

Au départ avec le Centre Présence Compositrices et « Demander à Clara », je portais un projet dont tout le monde se fichait, qui était précurseur mais ça n›intéressait personne. Aujourd›hui, je porte un projet qui est sur le devant de la scène, au cœur de préoccupations à la fois sociétales et culturelles. Mais on n’a toujours pas de financement à la hauteur de la richesse du projet et de sa nécessité. Il faut savoir que la Commission Égalité du CNM est dotée de 1,7 million. Évidemment par rapport à zéro, c›est beaucoup. Mais par rapport à la réalité de la richesse du sujet et aux moyens qu›il faudrait, ce n’est rien du tout. Un projet tel que le nôtre nécessiterait 1 million d’euros. 

Et en ayant petit à petit actionné quasiment tous les leviers, j’ai réussi à obtenir des financements, mais on n’arrive même pas à 300 000 €. On empile en réalité des petits financements dont certains n’ont pas évolués. 

Par exemple, il faut prendre conscience que le Centre de musique baroque de Versailles travaille sur la musique baroque. C’est 250 ans de musique, certes c’est absolument prodigieux, génial. Mais c’est 250 ans. Le Palazzetto Bru Zane, à Venise, qui travaille sur la musique romantique française, c’est 150 ans. Face aux millions d’euros de ces structures qui sont donc richement doté, nous, nous collectons des œuvres sur dix siècles ! Et comparé à eux, nous sommes soutenus de manière très insuffisante. Il y a encore une méconnaissance de ce sujet-là et de ce qu’il faut mettre en œuvre pour changer les choses. 

Propos recueillis par Julie Gayet

Finalement le nerf de la guerre c’est toujours la question des moyens. C’est pour cette raison que nous, actrices, soutenons la Fondation des Femmes, pour lever des fonds. Merci Claire d’œuvrer pour notre Matrimoine ! Je suis heureuse de te retrouver à Rochefort pour le Festival Sœurs Jumelles et avant dans ton festival Présence Compositrices à Toulon le 12 avril