Merci Bernard - L'édito d'Eric Libiot

8 mai 2024
Eric Libiot, rédacteur en chef d'Ecran total, livre son point de vue sur la semaine écoulée et sur les enjeux de celles à venir.

Non, ce n'était pas mieux avant sauf qu’avant il y avait Bernard Pivot. Et ça, c'était mieux. Tout le monde a dit, écrit, déclaré, ce qu’il devait à cet homme décédé le 6 mai. Le goût de la lecture, la curiosité insatiable, l’humour permanent, l’envie débordante, l’orthographe pimpante. Esprit de sérieux s’abstenir ; il avait raison, c’est ce qu’il y a de pire. Le philosophe Gilles Deleuze n’aimait pas Apostrophes et son animateur parce que l’un et l’autre faisaient de la littérature un spectacle. C’est vrai. L’émission qu’a animé Bernard Pivot de 1975 à 1990, et celle qui a suivi, Bouillon de culture, de 1991 à 2001, étaient un spectacle. Et alors? C’est un gros mot, Gilles ?

La seule qui ne s’est pas encore exprimée sur Bernard Pivot c’est la télévision elle-même. Elle a pourtant des choses à dire. Témoignage :

C’est vrai, le décès de Monsieur Pivot m’a beaucoup attristée. Et pourtant, à l’époque, en 1975, je lui en ai un peu voulu. Avec le recul, je dois reconnaitre que j’étais plutôt tranquille, peut-être un peu trop, et ça m’allait bien. Enfin non, je dis des bêtises, pardon, c’est l’émotion : je n’étais pas forcément tranquille puisque l’ORTF venait de disparaitre pour être remplacée par trois chaînes, TF1, Antenne 2 et FR3, mais enfin, après quelques remous, je me disais que j’allais changer dans la continuité ; je reprends la formule du nouveau Président Giscard. Pépouze pour utiliser un terme qui n’existait pas alors. Des changements, d’accord, je n’ai jamais été contre, mais mollo tout de même. J’étais déjà une veille dame. 

Et puis badaboum et patatras : le 10 janvier 1975, le premier numéro d’Apostrophes annonçait la couleur. Monsieur Pivot avait bien fait un petit tour de chauffe en présentant Ouvrez les guillemets sur l’ORTF mais là, je me rendais compte qu’il changeait de calibre. Apostrophes allait dynamiter le tube cathodique, si vous me passez l’expression. On ne s’en rend pas bien compte aujourd’hui, alors que le buzz qui s’installe chez moi tous les jours me fatigue la tête du soir au matin, mais Monsieur Pivot a vraiment transformé la télé, en tout cas la présentation des émissions, et les jeunes qui, aujourd’hui, s’agitent devant une caméra, devraient s’en souvenir. Je ne dis pas qu’ils ne lisent pas ; ne me faîtes pas dire ce que je n’ai pas dit même si j’ai envie de le dire. Je souligne juste que si on loue Monsieur Pivot pour ses qualités de journaliste, de lecteur, de passeur et de curieur - c’est français ça ? je ne suis pas sûr, pardon - il faut ajouter quel homme de télévision il fut. 

Avant qu’il ne m’apostrophe, je n’avais pas compris que j’étais un spectacle ; ou que je pouvais l’être. Il parait qu’un philosophe le regrettait et j’aurais pu être d’accord avec lui au début. Mais plus maintenant même si cet excès de spectaculaire me fatigue régulièrement. Monsieur Pivot, lui, savait mesure garder. Le spectacle est une façon de rendre intéressant un domaine qui en est a priori dépourvu. Et ça, Bernard, je l’appelais aussi par son prénom depuis peu, il l’avait compris. Nous en parlions souvent, lui et moi. Il disait que le livre n’est pas plus sacré que la télé n’est un bocal à poissons - voire à poison, si je peux me permettre d’ajouter une petite blague. Voilà. Merci Monsieur Bernard.