Agiter le bocal - L'édito d'Eric Libiot

13 mars 2024
Eric Libiot, rédacteur en chef d'Ecran total, livre son point de vue sur la semaine écoulée et sur les enjeux de celles à venir.
Agiter le bocal, dessin, Pierre abouchahla

Un bon lieu commun vaut mieux qu'un long discours : l'art raconte le monde. D'autant plus commun qu'il est toujours juste et se verifie chaque jour. La fiction notamment éclaire l'époque depuis des millénaires : ici Homère et son Odyssée, Georges Simenon et son exploration du « métier d'homme », là John Ford et ses westerns, S. M. Eisenstein et son cuirassé Potemkine, aujourd'hui Les Sopranos et ses mafieux psychanalysés, Le Baron noir et ses magouilles politiques, Le Bureau des légendes et ses espions trop humains, La Diplomate et ses coulisses géostratégiques... Et des centaines d'autres encore, romans, films ou séries, qui fouillent les imaginaires intimes pour parler au plus grand nombre.

C'est un grand paradoxe que d'être à ce point attachées à des personnages singuliers, à des héroïnes emblématiques, et de raconter ce qui façonne la nature humaine. C'est sans doute ce que va montrer la sélection de Séries Mania (15-22 mars) qui souligne les tendances de son edition: politique, famille, sexualité. Quant au festival Canneseries (5-10 avril), il propose pour la seconde année consécutive, une section competition documentaire, genre tres en vogue en ce moment.

Si les séries ont pris de l'ampleur, jusqu'à s'implanter durablement dans les salons, ce n'est pas seulement à cause d'une pandémie qui obligeait de passer ses soirées au poste (de télé), comme des délinquants en garde à vue menottés à la fiction, mais parce qu'il s'est créé autour d'elles une économie qui a permis à différents corps de métier (scénaristes, diffuseurs, cinéastes, producteurs...) d'investir un lieu toujours vivace. La serie est un genre plutot jeune, devenu majeur depuis le debut des années 2000 et qui ne cesse de se reinventer. La preuve: le nombre des nouveautes et de nouvelles saisons baisse depuis 2021. Encore un paradoxe... Sauf que si l'univers global de la série suit les fluctuations économiques, c'est bien parce qu'il a acquis une importance digne de ce nom.

Ce fléchissement de la production est surtout du à une stratégie attentiste de la part des plateformes et a des restructurations capitalistes. Et si ce nombre ne baisse pas davantage, c'est aussi parce que les chaînes publiques en France, en Allemagne et au Royaume-Uni, ont plus investi que les opérateurs privés. Elle se placent aujourd'hui, en Europe, dans le top cinq des commanditaires. Ce n'est pas rien. Si, face à Netifix ou Disney, elles sont incapables de rivaliser sur les budgets octroyés, elles peuvent plus surement bousculer les formes de récit et moins chercher la consensus. Encore faut-il un reel engagement editorial. L'affaire Outreau (2023) sur France 2 etait une série exceptionnelle qui inventait une nouvelle façon de raconter. Sambre, toujours sur France 2, a aussi fait du bon boulot. La volonte de France Televisions de rearmer sa plateforme pour toucher un plus jeune public est une bonne occasion pour laisser les artistes et les créateurs s'en prendre aux séries pour agiter le bocal télévisuel. Tout le monde serait gagnant.