Produire à Taïwan : Rencontre avec le réalisateur David Verbeek

25 août 2021
Auteur et réalisateur, David Verbeek est un artiste nomade et très prolifique. Passé par l'Asie à de multiples reprises dans le cadre de la production de ses longs métrages il s'exprime sur ses expériences de co-production, notamment à Taïwan.

Yaël Yermia pour Écran Total : Qu'est-ce qui vous a amené à tourner en Asie ? Pourquoi avez-vous choisi la Chine, puis les villes de Shanghaï, et Taipei ?

David Verbeek : Au début, ma curiosité était d'ordre anthropologique, car je suivais les informations et je voyais l’Asie se développer à toute vitesse.

Lorsque j'ai commencé à faire des films, il y a vingt ans, la première chose qui m'a interpellée était la façon dont les temps modernes nous changeaient en tant qu’individus. Je me suis donc intéressé aux nouvelles technologies, aux réseaux sociaux, à la réalité virtuelle. 

Mais avant cela, ce qui a surtout suscité mon intérêt, c’était l’influence que pouvait exercer sur les individus une ville qui changeait à toute vitesse - et ce, aussi bien sur le plan personnel que social.  C’était le point clé. Comprendre comment on pouvait vivre dans un monde qui évoluait si rapidement autour de soi. 

C'est ce qui m'a amené à Shanghai en premier lieu, parce qu'à cette époque, je me souviens que la ville changeait extrêmement vite. J'y étais pour un film, pour quelques semaines seulement. Et là-bas, j'ai ressenti une énergie positive et excitante dans l’air, une énergie que je n'avais jamais ressentie en Europe. C’est le genre de choses qui arrivent lorsque vous savez que l'avenir va être plein de changements et de promesses, comme si un tout nouveau monde allait être construit. J'ai trouvé cela très exaltant. Au fur et à mesure que le temps passait et que je commençais à y faire des films, ma vision des choses a complètement changé. 

J’ai réalisé qu’en Chine, une grande partie des bouleversements n'était pas seulement porteurs d'espoir, mais qu'ils étaient aussi très aliénants. Ils créaient un grand fossé entre les générations de mon âge et leurs parents, ils ne se comprenaient plus vraiment. Je me suis donc concentré sur l’exploration de cette douleur. 

« Des bouleversements porteurs d’espoir …et très aliénants »

Non seulement ma perception du pays a changé, mais le pays aussi. La Chine est aujourd'hui un endroit totalement différent de ce qu'il était il y a vingt ans. Lorsque j'ai emménagé là-bas pour la première fois, il semblait qu’elle s’ouvrait, mais aujourd'hui, à bien des égards, elle se referme à nouveau.

Je me suis donc intéressé à cette rapidité de changement. Mon premier film, « Shanghai Trance » est le portrait d’une génération dans cette ville qui ne s'arrête pour personne.

Et qu'est-ce qui vous a conduit à Taïwan ensuite ?

J'ai découvert Taïwan tout d'abord grâce aux films, parce que je suis un très grand admirateur de la nouvelle vague taïwanaise. Quand j'étais étudiant en cinéma et que j'allais au Festival du Film de Rotterdam chaque année, j’ai vu les films de Tsai Ming-Liang, Hou Hsiao-hsien, Gavin Lin, Wan Jen, Tseng Chuang-Hsiang. Ce fut mon premier lien avec Taïwan. Mais je n’avais jamais pensé m’y rendre avant de terminer un de mes films à Shanghaï.

Je m’apprêtais à réaliser la bande originale du film et je travaillais avec les mêmes personnes que  Jia Zhangke*, que je connaissais personnellement. Il m'a suggéré de contacter Lim Giong, un compositeur taïwanais avec lequel il travaillait. Et avec Lim Giong, nous avons entamé une collaboration à Taipei. 

J'ai réalisé alors à quel point Taipei et Taiwan étaient différents de la Chine continentale. C'était une atmosphère totalement nouvelle. Cela m’a intrigué et j'ai commencé à en apprendre de plus en plus sur Taiwan puis à faire des films ici.

Pouvez-vous nous parler du film que vous tournez en ce moment à Taïwan ?

Je suis extrêmement occupé en ce moment parce que je travaille sur de nombreux projets. Je diversifie mes activités, je ne fais pas seulement un film, bien que cela me prenne aussi du temps, mais je réalise également la cinématique d’un jeu vidéo. Je me tourne de plus en plus vers les nouveaux médias.

Actuellement, je réalise un film avec ma fiancée, qui est danseuse contemporaine et chorégraphe.  Il s’agit d'un commentaire poétique sur la pandémie représenté sous la forme d'une installation vidéo multi-écrans, où des images défilent simultanément sur trois écrans. Elle exprime une communion entre les artistes, éclairée par des rayons laser. Pop Corn, une célèbre drag-queen, et un groupe de danseuses nous ont aussi rejoint. Cette installation vidéo est prévue pour être montrée essentiellement dans un musée. C'est à la fois un jeu vidéo et une installation artistique. 

"Dead and Beautiful", produit par House on Fire International (crédit photo : Jesse Hsu)

J'ai aussi un autre film en cours, déjà financé et déjà écrit. Je le tournerai probablement au Canada. Il s'intitule «  The Wolf, the Fox, and the Leopard »*. Il s'agit d'un film sur notre génération effondrée par le réchauffement climatique. La crise climatique n'est pas le sujet direct, elle est abordée d’une façon plus métaphorique. L’histoire est celle d’une jeune fille trouvée dans la forêt, élevée par des loups. Elle est réintégrée à la société. Et cela soulève de nombreuses  questions. Qu’est-ce qu’être humain si on n'est pas élevé comme tel ? Quelles sont nos relations avec la nature ? Qui sommes-nous en tant que société ? Que pouvons-nous enseigner à cette jeune fille ? Au nom de qui ?

Justement ma prochaine question portait sur la nature à Taïwan. Joue-t-elle un rôle important dans ce que l’île offre aux cinéastes ? 

Absolument. J’aime beaucoup être dans une ville moderne, où il existe une vraie diversité culturelle, ce que Taïwan possède, car elle est traditionnellement très chinoise, très japonaise, très américaine, et il existe aussi une communauté aborigène. Il y a donc beaucoup d’influences ici. 

En même temps, je peux prendre mon scooter, faire vingt minutes de route, et je me retrouve en pleine montagne dans un paysage très sauvage. Nous en profitons presque chaque semaine, nous passons parfois quelques jours en montagne, en forêt. Nous faisons vraiment un effort pour nous immerger davantage dans la nature. Et cela fait également partie intégrante de l'installation vidéo dont je viens de vous parler, l'un des écrans est totalement immergé et filmé dans la nature. Nous avons dû apprendre de nombreuses techniques de tournage pour réaliser certains plans et aller au plus profond de la jungle.

« Je peux prendre mon scooter, faire vingt minutes de route, et je me retrouve en pleine montagne dans un paysage très sauvage »

Concernant la production à Taïwan, avez-vous vu un changement depuis votre précédent film tourné en 2018 jusqu'à aujourd’hui ? Comment s'est passée la production ?

J'ai toujours trouvé que Taïwan était un endroit agréable pour travailler. Les gens sont extrêmement ouverts, amicaux, et assez généreux. 

Lorsque j’ai réalisé des films à très petit budget, cela s’est avéré être un facteur important. Je me souviens que pour "How to describe a cloud", nous n'avions aucun budget. Mais les personnes impliquées sur le film ont décidé de le faire gratuitement, et j’ai pu le tourner simplement avec ma caméra RD52.

Pendant le tournage de ce film, il y a eu plein de moments où nous avons pu réaliser de très belles images grâce à la gentillesse de personnes que nous ne connaissions même pas.

Par exemple, une fois, nous étions en tournage, nous avions besoin d'une voiture et nous n'en avions pas. Nous avons simplement demandé à la personne qui nous hébergeait si nous pouvions utiliser la sienne. Et cela s’est fait comme ça. Il y avait des centaines de petits détails qui ont rendu ce film possible, parce que tout le monde était gentil et généreux. 

Je pense que c'est vraiment un facteur important, c'est aussi pourquoi j'aime particulièrement travailler à Taïwan, avec un petit budget et d'une manière plus intuitive.

«ll y a eu plein de moments où nous avons pu réaliser de très belles images grâce à la gentillesse de personnes que nous ne connaissions même pas »

La raison pour laquelle je vis ici est que je suis fasciné par l'environnement.  J'aime être libre dans mon travail, regarder autour de moi, utiliser mon intuition pour tourner où je veux, quand je veux, sans être obligé de planifier ou de me limiter.

J'ai réalisé des films très différents, à petit budget et ou avec de plus gros budget (quelques millions d'euros), et j'ai aussi fait des films avec cinq mille Euros. À la fin les deux films durent tous les deux 90 minutes. Et parfois, ceux que j’ai réalisés avec presque rien sont meilleurs que ceux tournés avec deux ou trois millions d'euros.

Lorsque vous avez plus d’argent, le film n’est pas forcément meilleur, c'est juste une façon totalement différente de travailler.

"Full Contact", 5eme long métrage du réalisateur

J'aime de plus en plus la méthode « petit budget ». Sur les films à gros budget, une fois que vous avez une équipe de soixante personnes autour de vous, que vos camions sont garés d’un côté et qu'il y a des gens partout qui installent des objets à des endroits précis, quand vous tournez la nuit, que le soleil se lève sur la montagne, et que la vue est incroyable, vous vous dites « Wow, on devrait filmer ça ! » . Mais vous ne pouvez pas, parce que les camions sont garés, toute la machinerie du cinéma vous ralentit et vous bloque. Vous ne pouvez faire que ce que vous avez prévu, au moment où vous l'avez prévu.

Réaliser des projets avec une petite équipe permet d’être très flexible et de suivre votre intuition. Surtout lorsque vous êtes dans un endroit où l'environnement et la nature sont magnifiques, où les gens sont gentils et généreux, et vont finalement aider un petit groupe de cinéastes.

Je trouve que les petites productions ici à Taiwan sont très agréables, alors que pour les grosses productions (à plusieurs millions d'euros) et les grosses équipes, de soixante personnes, peuvent être plus compliquées à gérer. 

« Il y a de plus en plus de facilités pour faire des coproductions, avec Taïwan »

Si vous faites une coproduction, il y a de plus en plus de facilités pour faire des coproductions, avec Taïwan, les aides régionales, les aides des villes de Taipei, Kaohsiung, Taichung. Elles ont toutes leurs propres dispositifs.

Mais ce qu’il se passe souvent, et sur beaucoup de productions sur lesquelles j'ai travaillé ici, c'est que vous avez une équipe européenne ou américaine qui arrive. Alors vous devez faire face à de nombreux malentendus culturels et linguistiques, et plus la production est importante, plus le tournage est difficile. C'est une réalité dont il faut tenir compte.

Donc pour mes prochains films, comme pour "The Wolf, The Fox and The Leopard", qui est un film à 7 millions d’euros de budget, je préfère le réaliser avec une équipe d'un seul pays ou du moins dans une seule langue. 

Vous avez tourné dans différentes parties du monde, travaillez-vous toujours avec les mêmes équipes ou est-ce un nouveau départ à chaque fois que vous commencez un nouveau film ?

J'essaie de faire des projets avec les mêmes personnes car, bien sûr, à chaque fois que vous changez d'équipe, vous devez de nouveau établir une relation de confiance et une bonne communication.

Je continue de tourner des films en Europe. « Full Contact » a été tourné en Croatie, par exemple. La production détermine souvent la provenance de l’équipe et le nombre de personnes impliquées sur le tournage. J'aurais aimé travailler avec les mêmes personnes de manière plus régulière, mais ce n'est pas toujours possible. 

J'ai fait plusieurs films avec une société de production néerlandaise, « Dead & Beautiful » avec House on Fire International. Il y a un autre projet sur la colonisation néerlandaise à Taiwan au XVII ème siècle. Nous allons le produire de nouveau avec House on Fire International. Je vais retravailler avec un caméraman qui a tourné sur « Full Contact ».  Et je suis toujours avec le même monteur et la même équipe de designers sonores. 

Combien de temps faut-il pour préparer le tournage ? Combien de temps dure la pré-production ?

Tout dépend du film. Le dernier que j’ai réalisé, « Dead & Beautiful », a été un projet très compliqué à monter. Il a fallu de nombreuses années pour obtenir le financement. À la fin, il provenait de nombreux pays. C'était une coproduction difficile.

De plus, les productions et les investisseurs avaient leurs propres exigences en matière de scénario. J'ai dû réécrire le scénario en fonction de l'avis de nombreuses personnes. Il était difficile de garder mon idée originale.
Ce film a pris de nombreuses années. Au départ, je voulais faire un film sur le phénomène du "Fuerdai", un phénomène typiquement chinois. Il y a donc eu un financement pour la pré production en Chine, qui n'a jamais eu lieu, puis le film devait être tourné à Dubaï, qui n'a pas eu lieu non plus, puis en Chine de nouveau. Et enfin, le film est venu à Taiwan.

Ce n'est qu'à la 5ème réincarnation du projet qu'il s'est finalement réalisé. Nous parlons d'environ dix ans d'écriture et de réécriture, de financement et de re-financement. 

Finalement, lorsque nous avons su que nous allions tourner à Taïwan, avec l'aide des fonds de Kaohsiung et de Taipei, tout s'est déroulé assez rapidement, et le film s’est fait en un an.

C'est aussi à ce moment-là que j'ai déménagé à Taïwan. Six mois auparavant, j'avais vécu à Taipei pour faire la pré production, commencé à travailler avec les acteurs et je voulais prendre mon temps. 

Quand je fais un gros projet, je veux découvrir tous mes prochains lieux de tournage. J'ai passé toute l’année 2019 à la preproduction avant de tourner le film.

Avez-vous travaillé avec TAICCA ?

Nous avons travaillé avec la commission cinématographique de Taipei. Puis tout est passé par House on Fire International.

Quels conseils pourriez-vous donner à un artiste ou à un producteur qui voudrait faire une coproduction avec Taiwan ? Que faut-il faire ? Ne pas faire ?

Pour quelqu'un qui n'est pas Taïwanais, mais Européen, je pense qu'il est très important de passer du temps ici. Je parle un peu chinois, c'est une langue très dure et impitoyable, car si vous prononcez mal un mot, on ne vous comprend pas. Cela aide vraiment si vous le parlez un peu, et au début j'ai fait de mon mieux pour parler avec les gens.

« Prendre le temps de connaître la culture taïwanaise »

Je pense qu'il faut vraiment prendre le temps de connaître la culture taïwanaise. Lorsque vous travaillez avec une équipe, avec les acteurs, cela peut être très délicat si vous voulez que les gens ici, surtout face à la caméra, parlent anglais. 

En effet, vous pourriez penser, je vais trouver des acteurs qui parlent anglais. Vous les rencontrez, vous parlez avec eux en anglais et tout va bien. Quelqu'un peut avoir un fort accent mais vous vous dites "Oh ce n’est pas grave parce que le personnage est d'ici donc l'accent n'a pas d’importance" . Mais, nous avons vu de nombreux exemples où une star comme Maggie Cheung fait un film en France et parle anglais dans le film. Et soudainement Maggie Cheung n'est plus Maggie Cheung, parce que son âme ne transparaît pas dans la langue. 

Il est très difficile de jouer dans une langue qui n'est pas la votre. Je recommande donc aux gens qui veulent faire un film ici, de le tourner en chinois, même s'ils ne comprennent pas la langue. Mais ne le faites pas en anglais, c'est plus difficile.

Le temps de pré-production est-il plus rapide maintenant avec Taïwan ? 

Oui, mais nous avons tourné avant sa création.

Que regardez-vous aujourd'hui ? Avez-vous des influences dont vous voulez parler ?

Je regarde de nombreux films. Ici, je suis entouré d’un groupe de cinéphiles acharnés. Nous regardons beaucoup de classiques, des films de Tarkovski, Fellini. Nous avons vu «Eternity and a day » (Theo Angelópoulos) hier soir. Je pense qu'il est important de continuer de les revoir.

J’ai découvert un phénomène très intéressant ces dernières années. Il s'agit des films de genre, en particulier les films d’horreur, que je trouve beaucoup plus captivants qu’avant.
Il y a beaucoup de films indépendants, très forts, des films qui sont allés assez loin dans l'horreur, ce qui était inconcevable il y a encore vingt ans. Les films d’horreur comme "Massacre à la tronçonneuse » étaient gore et sanglants. 

Aujourd’hui les films de genre ont fusionné et donnent lieu à un nouveau style surréaliste très audacieux artistiquement comme « Mandy » (Panos Cosmatos) ou « The Neon Demon » ( de Nicolas Winding Refn). 

Ces dernières années, je regarde donc beaucoup de films de genre. Et même si je n'ai jamais été un fan de ces films, je pense que leur évolution est très intéressante. D’ailleurs de nombreux réalisateurs se sont essayés aux films de genre et m’ont influencé, comme Jim Jarmusch lorsqu’il a réalisé  « Only Lovers left alive » sur les vampires et son film sur les zombies avec « The Dead don't die ».

Et puis, bien sûr, je joue aux jeux vidéo sur la PS5. Je le fais très consciemment, et je sélectionne les titres avec beaucoup d’attention, parce que je veux vraiment comprendre comment fonctionne la narration interactive. Je suis très souvent surpris par l'expérience que je vis en jouant. Je ne me contente pas de regarder, je me tourne aussi de plus en plus vers les médias interactifs et je suis très souvent inspiré lorsque je plonge dans ces univers très immersifs.

En ce qui concerne l’actualité avec le retour des talibans en Afghanistan, pensez-vous que la liberté de création, donnée par Taïwan par exemple, est un facteur important aujourd'hui ? Et la liberté est-elle un thème présent dans vos films ?

Absolument oui, et je l’ai beaucoup vécu en Chine. 

Vous savez, j'ai fait un seul documentaire, qui m’est très cher, et qui résume tout mon vécu en Chine, bien plus que mes autres films. Il s'appelle « Trapped in the city of a thousand mountains » et parle de la communauté hip-hop de Chongqing. 

J'ai réalisé ce film, non parce que je m'intéressais au hip-hop, mais parce que je me sentais très concerné par la censure. En effet, pendant des années, nous avons voulu tourner en Chine « Dead & Beautiful », le film sur les vampires. Au début, cela était possible, puis cela ne l’a plus été en raison de la censure.

Si j'ai mentionné « Trapped in the city of a thousand mountains », c'est parce que le film décrit très bien ce qui arrive à ces hip-hopers et aux artistes. Il existe deux réactions face à la censure.

La première consiste à rejoindre la clandestinité. Ces artistes vont créer en secret et accepter de renoncer à vivre de leurs créations. Ils ont cela en eux, restent authentiques, créent et résistent. Ils continueront de créer, quoi qu'il arrive. Le fait qu'ils le fassent secrètement rend leur oeuvre encore plus forte.Il y a donc cette tension, lorsque vous n'êtes pas autorisé à faire quelque chose, mais que vous le faites malgré tout. Il existe une forme d’urgence dans la création qui rend parfois les artistes meilleurs et plus percutants.

D’ailleurs les quelques rares films indépendants en provenance de Chine que je vois comme « An elephant sitting still » sont généralement très bons. Et il en est de même avec la scène hip-hop. Puis, il y a une deuxième catégorie d'artistes, ceux qui s'adaptent. Certains hip-hopers font toujours de la musique, mais ils font de la musique pop, l'esprit du vrai hip-hop, rebelle, a disparu.

Certains artistes parviennent à mélanger les deux et mettent des messages cachés dans leurs chansons.

La censure prend aussi d’autres formes. Il ne s'agit pas seulement des talibans qui censurent toute notion de femme éduquée, ou encore de la Chine qui interdit toute référence à un pays imparfait. Des artistes comme Ingmar Bergman ou Andrei Tarkovski avaient des concepts très radicaux. Aujourd’hui, des artistes comme Pedro Costa ne trouvaient plus de financement pour leurs films, parce que les films doivent de plus en plus s'adapter à un médium de type Netflix. Vous ne pouvez plus faire financer votre film s'il n'a pas une structure narrative conventionnelle. 

Il existe aussi la censure qui s'exerce pour des raisons purement commerciales. Je pense que c'est un problème tout aussi important que la censure des gouvernements. La censure en Occident est aussi importante que dans n'importe quel autre pays. Nous la pratiquons simplement d'une manière différente.

Trapped in a City of a Thousand Mountais, tourné en Chine par David Verbeek

De nombreux artistes traversent une période très difficile. La pandémie entraînera peut-être de nouvelles opportunités dans le paysage médiatique, avec la fermeture des cinémas, et le secteur de la distribution qui souffre. Nous sommes dans une mauvaise passe.

Mais sur le long terme, ce sera peut-être un mal pour un bien. Cela va peut-être changer le système, qui était biaisé de toutes façons. Le système de distribution des films ne permettait pas vraiment la découverte de cinéastes talentueux.

Je suis très proche des cinéastes indépendants ici et en Europe et leurs films sont intéressants, sincères et très personnels. Mais ils ne sont projetés nulle part. Pourquoi ? La raison n’est pas leur manque de qualité. Ces films ne correspondent tout simplement pas au courant dominant. Les gens veulent voir ce qu'ils connaissent déjà. Le système de la distribution est pris dans un cercle sans fin. C’est là le plus gros problème et cela est aussi à mettre en lien avec l’éducation et l’accès du public à ce contenu.

Il existe des films très prometteurs. J'espère que certains auront du succès. 0,5% ont peut-être trouvé leur public, mais 99,5% des autres sont vus sur des plateformes comme Netflix. C’est un enjeu commercial très important.

« Taïwan doit devenir une partie de votre propre vie »

Quelle conseils sur la production donneriez-vous aux cinéastes qui souhaitent tourner ici ?

J'ai toujours été un adepte de la formule "Just do it". 

Quelqu’un comme Ingmar Bergman faisait salle comble avec "Strawberries". Mais d'un autre côté, Ingmar Bergman avait besoin d'une caméra très lourde et difficile à manipuler, de la pellicule, une grosse équipe de techniciens. Il n'y avait aucun moyen de filmer autrement. Aujourd’hui tout a changé. Nous pouvons faire un film juste comme ça. En fait, cette pièce entière (il montre ses caméras) prouve que l’on peut acheter son propre matériel et faire un film. Et cela ne coûte pas si cher que cela.

Mon conseil serait, essayez d'obtenir un financement et si vous ne l'obtenez pas, faites quand même votre film. Tournez une partie pour avoir quelque chose à montrer, puis essayez de nouveau lorsque vous avez des scènes dont vous êtes satisfait. Malgré la difficulté liée à la distribution, je reste très positif sur le fait que lorsqu’il y a une volonté, il y a un moyen. 

Si vous êtes vraiment intéressé par la réalisation d'un film ici, venez, prenez un travail, la vie ne coûte pas très chère, les gens sont très chaleureux, vous vous ferez des amis en un rien de temps. Puis laissez la curiosité guider vos pas. Taïwan doit devenir une partie de votre propre vie et cela prend du temps. Depuis deux ans, l’île a été complètement fermée en raison de la pandémie. Espérons que les échanges internationaux pourront reprendre bientôt. Je pense que c'est une bonne chose qu’il y ait de plus en plus de passerelles grâce aux coproductions.

Vous avez réalisé neuf films, quels conseils de réalisateur donneriez-vous ?

Au début lorsque vous êtes réalisateur, vous faites un premier film pour cinq mille euros, il a du succès puis vous vous dites, faisons un film pour un million d’euros, puis deux millions, et puis je peut-être devrais-je m’installer à Hollywood… 

Mais en fait non. Il n'y a pas de trajectoire standard dans la réalisation. Le choix de cette seule voie est une absurdité. Ce qui compte avant tout, c'est ce qui vous intéresse. La première chose que vous devez vous demander, si vous avez une idée, c’est: est-ce un projet sur lequel je vais travailler pendant des années, et vais-je avoir besoin d’un gros budget ou est-ce un projet plus intuitif, flexible et très rapide avec un petit budget ?

J'ai toujours fait les deux. Après avoir tourné « Dead & beautiful » pour deux millions d’euros, nous avons réalisé le projet « Dance installation » sans budget. Nous avons tourné quinze jours sans argent et ce n'est que maintenant que nous commençons à demander des financements. Peut-être vais-je récupérer une partie de cet argent. Si ce n'est pas le cas, l’oeuvre existe de toutes façons.

Où pourrons-nous voir votre prochaine réalisation ?

J'espère pouvoir diffuser cette « danse installation » au milieu de l'année prochaine. 

C'est une œuvre créée sur trois écrans différents avec six canaux sonores. Il est donc impossible de la partager en ligne. C’est une rébellion contre tout ce qui est en ligne. Il faudra être présent pour la voir. L'environnement est aussi très important. L’installation sera peut-être montrée à Amsterdam, au Eye Film Instituut, au MOCA à Taipei, ou à la Biennale, nous verrons.

Propos recueillis par Yaël Yermia


*(traduction : Le loup, le renard et le léopard)

** Jia Zhangke: cinéaste chinois, membre de ce que l’on appelle la sixième génération du cinéma chinois.