Bouteille à la mer - L'édito d'Eric Libiot

6 novembre 2024
Eric Libiot, rédacteur en chef d'Ecran total, revient sur l'actualité de la semaine écoulée et les enjeux de celle à venir.

C’était il y a un siècle. Une boîte noire, peut-être sortie d’un film de Stanley Kubrick, révolutionnait la télévision française. Un décodeur permettait alors de regarder une nouvelle chaîne, Canal+, dont les émissions et les animateurs, après un démarrage poussif, allaient véritablement décoder l’esprit de l’époque et déconner plus ou moins intensément. Les quarante ans précédant l’arrivée de Canal+, il ne s’était finalement pas passé grand-chose : création de l’ORTF en 1964 et dissolution en 1975, remplacée par sept sociétés autonomes : Radio France, Télévision Française 1 (TF1), Antenne 2, France 3 Régions, Télédiffusion de France (TDF), la Société française de production (SFP) et l’Institut national de l’audiovisuel (INA). En novembre 1984, le paysage audiovisuel se transformait donc du sol au plafond et, depuis, il n’a cessé de changer de peinture. La différence entre une époque tranquille pépouze et une autre très agitée est due pour beaucoup aux transformations et aux évolutions technologiques ; les tuyaux de diffusion se sont démultipliés et il a bien fallu les remplir. D’où l’arrivée de nouveaux producteurs, de nouvelles images, de nouveaux flux, de nouvelles fictions. De nouveaux animateurs et journalistes aussi, devenus les reines et les rois du PAF - un acronyme joliment choisi eu égard au bruit de la claque qui lui fait écho.

Le PAF se morcelle et se niche en même temps qu’il se répand à travers mille tuyaux.

Depuis les claques se multiplient et parfois se transforment en caresses, en pichenettes ou en coups de poings. Il y en a pour tous les goûts, toutes les couleurs, toutes les odeurs. On ne sait plus où donner de la tête ni des yeux. Les téléspectateurs ne sont d’ailleurs plus que spectateurs, puisque la télé est un écran parmi d’autres et les spectateurs sont ensuite devenus autre chose puisque de “témoins d’une action, d’un événement”, selon Pierre Larousse, ils sont maintenant acteurs, râleurs, réalisateurs, interprètes, interventionnistes, monteurs, créateurs, artistes, idiots, joueurs, tribuns… À chacun ses quinze minutes de célébrité. Dernièrement, Élise Lucet et Claire Chazal, journalistes émérites, ont chacune créé leur propre chaîne Youtube pour faire la conversation. Sur un principe similaire, c’est mieux que les influenceurs et seuses qui vendent de la pâte à crêpes sans avoir jamais entendu parler d’un billig.

C’est l’air du moment. Le PAF se morcelle et se niche, en même temps qu’il se répand à travers mille tuyaux. On ne sait plus aujourd’hui si une image va être vue, ni où, ni comment, ni par combien de personnes. Elle ressemble à une bouteille à la mer qui se perd dans l’océan et parfois s’échoue sur une plage habitée par quelques autochtones qui s’en inquiètent. C’est suffisamment vertigineux pour qu’il soit impossible d’imaginer ce qui adviendra du PAF dans 40 ans. On peut sans toute prévoir une multiplication d’écrans toujours plus importante (montres, lunettes, portes des toilettes, panneaux de signalisation, feuillage et troncs d’arbres…) et des images aussi exceptionnelles que banales, aussi vraies que fausses, même s’il faut croire que la technologie finisse par faire la part des choses. Le balancier qui dessine les changements de l’époque bouge toujours mais sa direction est encore aléatoire.