La chronique cannoise de l’Homme aux lunettes blanches : Lamartine et le Riviera

23 mai 2024
Il est belge et, fatalement, impertinent. Il a consacré toute sa vie au cinéma dans son pays et au niveau européen. Philippe Reynaert nous partage ses états d’âme sur le festival de Cannes.

Où sont tous ces croyants du cinéma qui, hier encore, remplissaient les allées...

"Un seul être vous manque et tout est dépeuplé", écrivait Lamartine. Qu’eût-il écrit si tous les êtres (du moins tous ceux qui fréquentaient le Marché du film) s’étaient barrés en même temps ? Mais où sont-ils donc tous passés ? Le procédé est un classique des films de genre : à un moment donné, en général quand la nuit tombe, les protagonistes qui n’avaient rien remarqué jusque-là, s’aperçoivent qu’il n’y a plus personne dans le château, la lande ou le lycée (biffez les mentions inutiles). Et la panique s’installe.

Or, c’est un peu le sentiment qu’on a en visitant l’Espace Riviera aujourd’hui : on déambule, impressionné par le silence, dans des allées vides, peuplées uniquement d’affiches de films d’horreur asiatiques ou de soft pornos allemands abandonnées par des vendeurs fatigués. Marchant dans une de ces allées où je n’entends que le crissement de mes chaussures, je pense soudain à cette théorie millénariste très répandue chez les chrétiens évangéliques qui veut que, dans les derniers jours avant l’apocalypse, tous les fidèles soient enlevés d’un seul coup dans les nuages pour y rencontrer le Christ. Ça s’appelle le "ravissement des croyants".

Alors où sont tous ces croyants du cinéma qui, hier encore, remplissaient les allées, échangeant leurs arguments de vente dans un anglais approximatif avec les badauds qui s’étaient essentiellement arrêtés à leur stand pour y rafler les Bics, lunettes de soleil en plastique, peluches imitant vaguement des personnages de dessins animés inconnus ou autres friandises diverses et (a)variées. Envolés ! Dès lors comment faut-il comprendre les mots de ce loueur de stands qui affirme : "Mes clients ont été ravis" ???

C’est moins flagrant dans les salles où il doit donc y avoir plus de sceptiques (les critiques de cinéma) que de croyants. Encore que, hier, alors que l’impitoyable loterie de la billetterie ne m’avait accordé qu’un siège au balcon de l’auditorium Lumière, une hôtesse au sourire las m’a envoyé en orchestre en me laissant le choix de ma place…

Je vais vous dire, on n’est que jeudi mais ça sent déjà la fin du Festival. Alors comme Lamartine (encore lui), tout vrai cinéphile soupire : "O temps ! Suspends ton vol, et vous, heures propices ! Suspendez votre cours. Laissez-nous savourer les rapides délices Des plus beaux de nos jours !"