Plus belle était la chute - L'édito d'Eric Libiot

10 janvier 2024
Eric Libiot, rédacteur en chef d'Ecran total, livre son point de vue sur la semaine écoulée et sur les enjeux de celles à venir.
EDITO 1452

C’est une véritable épreuve physique. Pour énumérer d’une traite tous les prix obtenus par Anatomie d’une chute de Justine Triet depuis sa Palme d’or en mai 2023, il faut retenir son souffle jusqu’à en perdre haleine. Tout le monde est servi : le film, la réalisatrice, l’actrice (Sandra Hüller), les scénaristes (Justine Triet, Arthur Harari), le monteur (Laurent Sénéchal). Et par tout le monde : le Festival de Cannes, les votants du cinéma européen, les professionnels britanniques, les critiques new-yorkais, les thuriféraires du cinéma indépendant baptisés Gotham (Batman et Robin ont-ils voté?), jusqu’à la presse étrangère de Hollywood qui lui a remis deux Golden Globes dimanche 7 janvier. En attendant la liste des nominations aux Oscars le 23 janvier

Et s’il n’y avait que les trophées pour alourdir les valises, ce serait déjà bien mais le public aussi fait un triomphe au film. Cette alliance entre critiques et spectateurs est tout de même assez rare. En France, Anatomie d’une chute a mis cinq semaines pour atteindre le million d’entrées (il est sorti le 23 août). Et les César qui lui sont promis (phrase très risquée) devraient lui apporter quelques spectateurs supplémentaires (il en est à 1,3 million actuellement). Succès financier également puisque son bénéfice brut est de 2,9 M€.

Et s’il n’y avait que la France à l’applaudir ce serait déjà bien, mais le monde s’est mis au diapason. Le film est sorti dans une trentaine de pays et d’autres sont à venir (Chine, Japon, Australie, Bolivie, Hong Kong…). Le succès est partout au rendez-vous. D’autres films français le devancent au palmarès international pour 2023 (Miraculous, Les trois Mousquetaires - D’Artagnan, Astérix et Obélix) mais dans sa catégorie art et essai, il est premier.

Jusqu’où ira-t-il ? Loin sans doute, ici et là certainement, mais pas jusqu’à l’Oscar du meilleur film étranger puisque le comité français chargé de désigner le concurrent tricolore lui a préféré La Passion de Dodin Bouffant, lequel est toujours en course mais peut être retoqué le 23. Anatomie d’une chute, lui, pourrait concourir dans d’autres catégories, meilleure actrice et meilleur scénario notamment.

ANATOMIE D'UNE CHUTE

Que le film de Justine Triet n’ait pas été retenu par le comité français fait bien sûr grincer des dents, écarquiller les yeux et lever les sourcils (parfois les trois). Beaucoup disent que le discours de Justine Triet lors de la remise de la palme d’or lui a été fatal. Difficile de le prouver. D’abord parce que les membres du comité de désignation ne l’avoueront évidemment pas si tel était le cas. Ensuite parce que s’ils l’avouaient tout de même, ils auraient tort. Ce qui fait deux bonnes raisons.
Il faut donc encore rappeler ici que Justine Triet a juste tiré la sonnette d’alarme et critiqué ceux qui voulaient redessiner le système de financement actuel du cinéma français. Oui, il y a des voix qui demandent à ce que les films à fort potentiel commercial soient mis en avant, voire mieux aidés. Si quelqu’un a une liste, on est preneur. Il n’y en a évidemment pas. Ou alors pour 2023, il aurait fallu y mettre Anatomie d’une chute ; démonstration par l’absurde d’un tel raisonnement. Dans l’entretien exclusif qu’il a accordé à Écran total, Nicolas Seydoux, ex-patron de Gaumont aujourd’hui à la tête de son conseil de surveillance, ne dit pas autre chose : “Une remise en cause politique du cercle vertueux du financement du cinéma serait dangereux.”

Il ne semble pas que Nicolas Seydoux soit un dangereux gauchiste, mais on attend avec impatience les critiques à son encontre. Toujours est-il qu'il remporte l’Oscar de la meilleure prise de position.