La croisette s’amuse (mais pas toujours) - l'édito cannois d'Eric Libiot
Les étoiles dans les yeux, les neurones en capilotade, les cernes dans les valises : c’est le palmarès du festivalier cannois au moment de regagner ses pénates. Pendant la quinzaine, tout se mêle, s’agite, s’en va et revient, au rythme des longues journées, entre petits-déjeuners professionnels, films en pleine Lumière, débats sur plages, sandwich trop chers, conférences successives, séances de pitch, colloques animés, début de soirée en marches et fin de soirées en fêtes - selon la forme de chacun évidemment. Tirer un bilan est toujours complexe, tant le secteur est à la fois fragile, inquiet et combatif.
Le marché du film affiche sa satisfaction. Les vendeurs ont le sourire, ce qui n’était pas vraiment le cas au moment de l’ouverture du festival, alors que Donald Trump, au destin décidément très animé, affichait sa volonté de taxer les films produits hors des Etats-Unis, pour passer à autre chose dix minutes plus tard. Les affaires se sont donc faites. Les plateformes ont répondu plus que présentes, à l’image de Mubi, qui ne cesse de grandir et qui a, par exemple, acheté le film de Lynne Ramsay, "Die, My love" (en compétition), pour une grosse dizaine de territoires. Jusqu’à présent petite niche pour films d’auteur, Mubi montre ses ambitions. D’autres streamers, des plus gros (Prime Video) aux plus petits (Shudder et IFC Films, Little Dot Studios…) prennent davantage de place dans un marché de la distribution aux frontières de plus en plus poreuses entre exploitation en salles, vidéo à la demande, avec ou sans pubs, digital… C’est sans doute le secteur le plus mouvant. D’autant que des pays jusqu’alors ignorés (Moldavie, Mongolie, Cambodge…) ont montré leur intérêt pour acquérir des films et ont trouvé en face d’eux des interlocuteurs concernés dont le rayon d’action, et de ventes, ne se limitaient pas aux territoires habituels et déjà conquis. Façon, là aussi, de monter au créneau pour ne pas se reposer sur des lauriers en passe de fanaison.
La géopolitique du cinéma est donc en pleine redéfinition. Ce qui n’est pas vraiment une surprise puisque la politique, elle, s’immisce davantage tous les jours dans les affaires du grand et du petit écran. Et pas seulement quand un cinéaste iranien est palmé d’or - en l’occurrence Jafar Panahi pour Un simple accident. Pendant la quinzaine cannoise, la Société des réalisatrices et réalisateurs de films (SRF) et les Auteurs, Réalisateurs Producteurs (ARP), ont salué dans un texte commun l’engagement de la ministre de la Culture à soutenir “l’Europe de la culture” et celui du Commissaire européen Stéphane Séjourné à se battre pour la pérennité de la directive SMA. Ils ont aussi salué leurs homologues pour avoir signé la “Tribune des cinéastes européens”.
C’est bien, c’est beau et mieux vaut ça que le contraire. Cela dit, les promesses politiques n’engagent que ceux qui y croient. Parce que ce ne sont que des promesses. Pour combattre, l’offensive bien réelle venue d’Amérique - attaque de Trump, force des lobbys hollywoodiens - mais aussi d’une partie de l’Europe (très) réactionnaire, il faut maintenant autre chose qu’un discours politique et des applaudissements sans effets. Toute la profession dans son vaste ensemble doit se rassembler derrière… elle-même. Et inventer une forme d’action audible, imposante, bruyante. Les tribunes et les pétitions ne servent plus à rien.