Prendre son temps - l'édito cannois d'Eric Libiot

17 mai 2025
Le rédacteur en chef d'Ecran total fait le point sur les tendances qui se sont dessinées en cette première semaine de festival.

Sans vouloir faire d’analogie déplacée avec la géopolitique actuelle, autrement plus flippante, il est tout de même remarquable de noter que dans le secteur du cinéma et de l’audiovisuel, le court-termisme est aussi une valeur (vitesse?) occidentale. L’environnement est suffisamment inflammable en ce moment pour que les réactions instantanées, irruptives, débridées, aux annonces et aux conjonctures prennent le pas sur le temps (plus ou moins) long de la réflexion. C’est, par exemple, la façon de procéder de Trump qui ne laisse à personne le soin de cogiter quand il faut réagir à ses excès. Façon pour lui de faire la course en tête et d’imposer son tempo à ses alliés d’hier. On l’a encore vu ces derniers jours avec son idée de taxer à 100 % les films produits hors des Etats-Unis. Tout le monde s’est cru obligé de prendre la parole, alors que cette annonce a finalement éclaté comme une bulle de savon. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne va pas y revenir ; et s’il le fait ce sera sans doute par une annonce un peu différente mais pas moins extravagante.

Ce court-termisme fragilise aussi la profession. Et c’est un poison dont il faut se méfier. Répondre à la demande devient plus important que de laisser mûrir l’offre. C’est sans doute une des raisons de la difficulté qu’ont les fameux « films du milieu » français à boucler leur financement. Les gros budgets, qui parviennent à rencontrer la plupart du temps le public et à se frayer un chemin dans les marchés internationaux, dixit Unifrance, ont paradoxalement moins de mal à se monter. Mais aussi bons soient-ils, ils ne construisent une œuvre de cinéaste qu’à de rares exceptions. C’est un film qui se regarde vite, sur le moment, qui offre certainement son lot de satisfaction mais dont on peine à voir l’écho sur un temps plus long. Il en faut évidemment. Il y a en a toujours eu et il y en aura toujours. Mais ce court-termisme, cette demande plus audible que l’offre, fait peser sur d’autres films moins balisés un risque beaucoup plus important qu’il ne l’était il y a quelques années. Le temps long n’a plus court.

Répondre à la demande devient plus important que de laisser mûrir l’offre. C’est sans doute une des raisons de la difficulté qu’ont les fameux “films du milieu” français à boucler leur financement.

Les réductions du budget de la culture dans certaines régions participent de ce même phénomène. Politiquement, il faut aller vite et répondre à la demande populiste, avenir électoral oblige, sans se soucier de l’obstination et de l’abnégation des acteurs sur le terrain qui construisent patiemment le terreau du partage commun. Il faut du temps pour tisser des liens les uns avec les autres, il en faut moins pour se taper dessus et s’engueuler.

Les bouleversements technologiques actuels, l’IA notamment, viennent aussi renforcer ce sentiment d’urgence. À l’époque de la révolution Internet, quasi au siècle dernier, un économisme aguerri m’avait dit que de tels mouvements de fond, dont on ne mesure pas les limites, nécessitaient au moins quatre ans d’adaptation pendant lesquels des métiers disparaissaient et d’autres apparaissaient. Concernant l’IA, on en est là - à peine au bord, un pied dans l’eau, ou au milieu de gué, je ne sais pas. Il y a mille problèmes à régler - droits d’auteur, régulation… - et autant de sujets enthousiasmants. Mais ça va trop vite. Toujours trop vite. Beaucoup trop vite. Plus vite que n’importe quelle pensée humaine. Il faut donc débattre, réfléchir, discuter, écouter, construire. Rien ne sert de courir, il faut savoir prendre son temps pour arriver à point.