Emilie Tronche, lauréate du Prix de la personnalité de l'année d'Ecran total
A seulement 28 ans, Emilie Tronche a créé, écrit, réalisé et prêté sa voix à tous les personnages de Samuel, une websérie lancée en mars 2024 sur Arte, devenue un véritable phénomène. Elle vient de dépasser, courant novembre, la barre des 40 millions de vues, toutes plateformes confondues.
Un public conquis par cette chronique de la vie d’un garçon de 10 ans, amoureux en secret d’une de ses camarades de classe et qui apprend à grandir dans une ville de banlieue pavillonnaire dans les années 2000.
Un succès qui a poussé la chaîne publique à proposer la série sur son antenne linéaire en guise de cadeau de Noël, tous les jours à 20h50 à partir du 16 décembre prochain.
La série, produite par Les Valseurs, Solent Production, et Pikkukala (Espagne), touche un large public grâce à un mode de diffusion inédit : en plus des 21 épisodes de 4 minutes produits pour le site d’Arte et YouTube, la série se décline en 20 séquences supplémentaires d’une minute taillées pour les réseaux sociaux, TikTok en tête. Un projet né pendant le Covid et qui a abouti au bout de 3 ans de développement et production. C’est aussi et surtout une réussite artistique, qui a su transmettre l’innocence et la naïveté de l’enfance avec subtilité et qui parle à toute génération, et au-delà.
Autant de raisons qui ont poussé Ecran total à désigner Emilie Tronche comme la Personnalité de l’année 2024 dans l’animation. Rencontre.
Comment êtes-vous arrivée à l’animation ?
Je ne savais pas que je me destinais à l’animation jusqu’au lycée. Je ne connaissais rien. Je ne savais même pas qu’il y avait des écoles ! J’aimais dessiner mais je n’étais pas une pointure. J’aimais surtout écrire. J’écrivais depuis toute petite car j’aime bien raconter des histoires. Au lycée, j’ai pensé aux films d’animation car j’aimais bien en regarder. Je me suis renseignée, j’ai commencé à découvrir qu’il y avait des écoles et j’ai regardé des courts métrages qui m’ont donné envie d’entrer dans ce monde-là. J’ai décidé de passer des concours., notamment les Gobelins mais je n’ai évidemment pas été prise ! Je n’avais pas le niveau en dessin. Je suis donc passé par prépa, à l’Atelier de Sèvres, et ensuite j’ai tenté l’Emca, à Angoulême, où j’ai été prise. L’école me convenait parce qu’elle met en avant les auteurs et l’expérimentation. Ensuite j’ai participé au programme En sortant de l’école, qui m’a confortée dans l’idée de réaliser.
Comment est né Samuel ?
J’avais fini mon court métrage pour En sortant de l’école en avance et il me restait un peu de temps dans le studio pour faire ce que je voulais. Je me suis dit que j’allais réaliser un film qui serait l’inverse de celui que je venais terminer. J’avais envie de raconter une histoire d’amour du point de vue d’un enfant. J’ai terminé le film en cinq jours, en mars 2020. Ce petit court métrage est devenu le premier épisode de la série. Je l’ai posté sur les réseaux sociaux, sans objectif précis. Il a plu aux gens autour de moi, ce qui m’a donné envie d’en réaliser un deuxième, un troisième, un quatrième. Comme un hobby à côté de mon travail.
C’était quoi ce travail ?
J’écrivais un court métrage. Je me suis dit que c’était la logique des choses après de l’école. C’était un film assez sérieux sur cinq femmes qui se baladent dans la nuit, chacune dans des buts différents. Quand j’ai posté les épisodes de Samuel sur les réseaux, Damien Megherbi des Valseurs m’a contacté pour me demander si j’avais des projets à lui présenter. Je lui ai envoyé ce court métrage mais il n’a pas beaucoup aimé. Il est revenu quatre mois plus tard pour me proposer d’imaginer quelque chose avec Samuel. C’est ainsi que la collaboration a démarré, fin 2020. Peu de temps après, Arte m’a contacté, sans savoir que j’avais déjà des producteurs.
Comment êtes-vous passé d’une écriture au fil de l’eau à une saison de 21 épisodes ?
On s’est demandé avec Les Valseurs de quoi on avait envie de parler. J’ai établi une trame narrative. Il a aussi fallu écrire un peu plus les personnages, pour savoir vers où aller. A la base, la série devait se concentrer sur l’année du CM2. On devait faire 10 épisodes. Puis Arte en a demandé le double. Alors je me suis dit que Samuel allait passer en sixième, et que j’allais montrer ce passage vers le collège. Mon écriture est restée très organique, très libre. La trame existait mais quand l’animatique a démarré, je continuais de réécrire et de faire des aller-retours entre le scénario et le dessin.
Quand vous êtes passée d’une suite de court métrage à une véritable série, avez-vous songé à modifier le style d’animation ?
Non, il n’y a pas eu de débat. Comme la série parle d’un enfant qui écrit dans un journal, c’est assez cohérent avec le propos. Il y a un côté naïf. Même si c’est très simple, il peut y avoir de temps en temps un plan plus léché avec plus de personnages qui va bouger un peu plus. Ça crée un effet de surprise.

Samuel est-elle une œuvre personnelle ?
Très personnelle ! Je me sens très proche de ce personnage, même s'il est créé de toute pièce et que l’histoire est inventée. Certaines anecdotes me sont arrivées, l’histoire se passe dans la ville où j’ai grandi, dans l’école et le collège où je suis allée.
L’une des spécificités de Samuel, c’est qu’il s’agit d’une coproduction espagnole, portée par la société barcelonaise Pikkakula de Pablo Jordi. Comment s’est passée cette collaboration ?
On les a rencontrés à Cartoon Forum, où la série a eu un succès assez incroyable. Je pense que c’est là que tout a commencé. Ils se sont positionnés avec la télé espagnole et la télé catalane. Beaucoup de choses sont arrivées à ce moment-là. On m’a proposé d’adapter Samuel en podcast, en livre, en spectacle… Comme c’est un projet que j’ai démarré seule, tout ça m’a paru un peu bizarre. J’avais l’impression que ça m’échappait un peu. Il n’y a eu aucun problème avec les Espagnols. Ils m’ont laissé autant de liberté que l’équipe des créations numériques d’Arte, alors que ce sont des télés linéaires. Je pensais que certains moments de la série n’allaient pas passer, qu’ils allaient mettre des restrictions ou des limites. Surtout que, là-bas, la série est diffusée sur une chaîne pour enfants, c’est vraiment différent. On a fait comme si Samuel vivait dans la banlieue de Barcelone. On a changé les chansons, il a fallu réanimer les lèvres, changer quelques éléments visuels comme le maillot de Zidane, qui devient un maillot de Xavi. Ce sont des animateurs espagnols qui ont fait ce travail. Le studio s’est chargé de cette adaptation et de tous les contenus pour TikTok.
Les choix musicaux de la série sont très marquants. Elle se déroule dans les années 2000, mais les morceaux qu’on entend, comme William Sheller, Giorgio Moroder ou ABBA, ne sont pas de cette époque.
Oui, ce sont mes choix personnels. Ça a dû rendre fous mes producteurs car, parfois je choisissais une chanson et, voyant que ça ne fonctionnait pas au moment de l’animatique, je changeais d’avis. Et eux essayaient d’obtenir les droits.
Vous avez eu toutes les chansons que vous souhaitiez ?
Pas du tout. Il y a eu des changements. Mais, globalement, on est content. J’ai dû réécrire des passages pour que les chansons choisies au final s’adaptent mieux. Les Beatles, par exemple, c’était mort. On a aussi dû faire sans La Lambada, car la situation avec les ayant-droits est compliquée et on ne savait pas vers qui se tourner.
Le sujet du public cible est très important dans l’animation, souvent au grand dam des créateurs. Est-ce une question que vous vous êtes posée en créant Samuel ?
C’est un peu la première question que m’ont posée mes producteurs mais je n’en avais aucune idée ! Je pense avoir créé la série pour les gens de ma génération mais elle est allée au-delà. Ma mère est prfesseur de CM2 et j’ai montré quelques épisodes à ses élèves, au début de la production. Ils ont vraiment kiffé.
L’autre originalité réside dans le fait que vous prêtez votre voix à tous les personnages à l’écran. Était-ce une évidence dès le début ?
Oui, c’est un choix qui s’est imposé au début. Pour les épisodes que j’ai fabriqués seule, j’ai utilisé ma voix car c’était plus simple. Ça a plu et on a gardé le principe sur toute la série. J’ai posé ma voix témoin pour les animatiques et ensuite il a fallu tout redoubler dans un vrai auditorium. Je ne me rendais pas compte à quel point c’était sportif de faire du doublage !
Comment vivez-vous l’incroyable succès de la série ?
Au début, c’était assez intense. Je vivais un peu le truc en temps réel sur les réseaux sociaux. J'ai reçu plein de messages. Rencontrer le public, lors des projections en salles, comme récemment en Espagne, c’est incroyable. Je ne m’attendais pas à tout ça. Le plus bizarre, ce sont les gens qui m’arrêtent dans la rue.
Vous travaillez sur la saison 2 ?
On y réfléchit. On est encore au tout début. Je travaille sur pas mal de choses, donc j’ai dû un peu la décaler. On ne sait pas quand on pourra démarrer.

Est-ce que le projet va prendre encore trois ans ?
Je pense que ça peut aller plus vite ! Mais ce n’est pas parce que l’univers de la série est déjà posé que l’écriture de la deuxième saison sera plus simple. Il faut retrouver la sincérité du début pour préserver des personnages qui sont dans le cœur des gens. Cette dimension du public est à prendre en compte.
Quels sont vos projets en cours ?
Avec Les Valseurs, nous sommes en train de préparer une exposition Samuel qui aura lieu en décembre, et pour laquelle je prépare des illustrations originales. Je travaille aussi sur une BD dans l’univers de la série, centrée sur un autre personnage. On est en plein dans la signature des contrats donc je ne peux encore rien annoncer. Cela fait du bien de revenir au simple dessin. Ensuite, je vais travailler sur une campagne institutionnelle pour le Palais de Tokyo. Cela n’a rien à voir avec Samuel, c’est cool. J’aime le fait de ne pas travailler sur mes propres projets. Je ne peux pas trop parler du reste : j’écris avec des réalisateurs et je développe des projets de mon côté.
Est-ce que vous allez vous diriger vers le long métrage ?
J’aimerais bien. Le long format, en série ou en film, c’est ce qui m’intéresse le plus. Pouvoir créer des personnages, s’y attacher et passer du temps avec eux.
A vous entendre, vous ne placez pas forcément le long métrage au-dessus de la série ?
Le cinéma représente toujours quelque chose d’un peu sacré. Je n’ai pas envie de passer à côté de cette dimension-là. Quand j’ai réalisé Samuel, je ne pensais pas aux réseaux sociaux, j’imaginais la série projetée dans une salle.
Vous dites surtout aimer raconter des histoires. Seriez-vous tentée par un projet en prises de vues réelles ?
Pour moi, le live-action n’est pas supérieur à l’animation. J’ai encore beaucoup de choses à transmettre avec l’animation. Ce qui me plaît, c’est la capacité de créer un univers visuel. D’ailleurs, j’aimerais bien travailler avec des auteurs graphiques.
Quelles sont vos sources d’inspirations ?
Je m’inspire beaucoup de la littérature, par exemple le roman Anne… La maison aux pignons verts de Lucy Maud Montgomery. J’adore la façon qu’elle a d’écrire ses personnages et de les rendre vivants. J’ai tendance à commencer beaucoup de livres mais à ne jamais les terminer, c’est horrible ! J’aime aussi beaucoup la culture japonaise, mon inspiration vient beaucoup des mangas et du cinéma japonais. Notre Petite Sœur de Kore-eda est un film que j’ai vu 1000 fois.
Comment vivez-vous la période difficile que traverse le secteur de l’animation ?
J’ai l’impression d’être un peu protégée car j’ai mes projets. Mais pour mes amis animateurs et animatrices, c’est assez dur. J’ai l’impression que chacun est un peu sur le qui-vive. Cependant, je trouve que tout le monde reste optimiste et se dit que ça finira par aller mieux. On sait que l’animation fonctionne par vagues.
On dit beaucoup que votre génération de jeunes adultes regardent davantage d’animation que les précédentes, ce qui peut créer un marché pour l’animation adulte en France. Partagez-vous ce point de vue ?
Je dirais oui. Je suis assez optimiste là-dessus. On a grandi avec l’animation japonaise et là-bas ils ont vraiment un modèle où les adultes en consomment beaucoup. Ce serait génial pour nous de suivre ce même-chemin.
Quels sont les derniers films ou séries qui vous ont marqué ?
Le dernier que j’ai vu, c’est Le robot sauvage. Un très bon Dreamworks. Tout le monde pleurait dans la salle ! J’ai adoré le court métrage Les belles cicatrices de Raphaël Jouzeau, disponible sur Arte. Avant j’avais aussi adoré Linda veut du poulet ! de Sébastien Laudenbach et Chiara Malta.
Prenez-vous le temps de regarder les projets qui se préparent autour de vous ?
Je suis un peu les projets qui vont arriver. J’ai hâte de voir la série de Manon Tacconi, Garces [prochainement sur France TV Slash] adaptée de son court métrage La bouche en cœur. Il y a aussi la série produite par Les Valseurs, Ça va Clara ?, par Clara Kennedy et Lola Degove, dans le même format que Samuel. Ça a l’air génial. C’est cool de voir qu’il y a de la place les jeunes réalisatrices.
Le monde de l’animation a historiquement laissé peu de place aux femmes réalisatrices. Avez-vous le sentiment que ça change ?
Oui, j’ai l’impression que les gens font de plus en plus attention. C’est une question importante pour certains producteurs. Il y a de super réalisatrices qui arrivent avec des projets trop cool.
Emilie Tronche en 4 dates :
28 mai 1996 : naissance à Paris
2019 : diplômée de l’Emca à Angoulême
2020 : réalise le court-métrage Promenade sentimentale dans la collection “En sortant de l’école” consacrée à Paul Verlaine pour France Télévisions.
2024 : sortie de Samuel sur Arte.tv.