Veni, Vidi, Varda - L'édito d'Eric Libiot

29 mai 2024
Eric Libiot, rédacteur en chef d'Ecran total, livre son point de vue sur la semaine écoulée et sur les enjeux de celles à venir.
les glaneurs et la glaneuse

Mettre à disposition gratuite Les Glaneurs et la glaneuse et les soixante heures de rushes tournés par la cinéaste afin que chacun puisse en imaginer un nouveau montage.

Il faut toujours faire confiance à la patate. C'est une amie capable de tout, en toutes circonstances, et qui, comme souvent au cinéma, s’accorde à nos désirs (au four, à l’eau, en gratin, en robe des champs, en salade, etc). C’est surtout l’héroïne de Les Glaneurs et la glaneuse (2000), merveilleux film d’Agnès Varda dans lequel la réalisatrice s’en va, caméra au poing, à la rencontre de ceux et celles qui ramassent, récupèrent, chinent et grappillent des pommes de terre laissées à terre et mille autres choses parce que les fins de mois sont trop à la peine. À son habitude, Agnès Varda cuisine ses images et ses invités avec empathie, douceur et intelligence. Chacun se souvient des patates en forme de coeur qui, tout à coup, apportent à ce documentaire, une poésie insoupçonnée.

Mais je ne suis pas là pour causer tubercule. Plutôt de la formidable initiative de Rosalie Varda et de Mathieu Demy, fille et fils de, aux manettes aujourd'hui de Ciné Tamaris qui “s’occupe de faire vivre les films d’Agnès Varda et de Jacques Demy.” C’est un projet “inédit d’éducation à l’image” à l’intention des écoles de cinéma et des étudiants du monde entier : mettre à disposition gratuite Les Glaneurs et la glaneuse et les 60 heures de rushes tournés par la cinéaste afin que chacun puisse, à convenance, imaginer un nouveau montage du documentaire et le partager sur le même site (glaneursglaneuse.com). Dans cinq ans Rosalie et Mathieu glaneront les films ainsi réinventés et organiseront un colloque sur l’écriture documentaire.

C’est, semble-t-il, une première mondiale, lancée à Cannes il y a un an en présence de Martin Scorsese. Et une idée de génie(s). Qui dépasse le simple cadre dans lequel elle s’épanouit. Agnès Varda avait le goût de la transmission chevillée à sa petite caméra. Ses enfants ont bien appris sa leçon, qui comptent aussi proposer les images inédites tournées par la réalisatrice.

Il faudrait mille initiatives de ce genre. D’autant qu’elle est soutenue par des acteurs publics (CNC, Cinémathèque, INA, Institut Lumière…) et privés (Netflix, MK2 films, Chanel…). C’est donc possible. A l’heure où chacun cherche son chat et surtout un moyen de faire revenir les jeunes en salles et les détourner de tic tak tok, au moment où la Ministre de la culture souhaite ardemment que les “œuvres puisse être accessibles à tous les publics et sur tous les territoires”, à l’instant où les dispositifs cinéma à l’école, au collège ou au lycée souffrent de la désaffection des profs, poussés par le Ministère de l’Éducation nationale à s’occuper de ce qui les regarde, et de rien d’autre, à la seconde où l’IAïe discute en circuit fermé avec elle-même, réinventer le cinéma n’est pas moins important.

Aujourd’hui, la technologie permet ce large partage et l’utilisation de ce grand terrain de jeu/je qu’est l’univers d’un artiste. J’ai vu un étudiant remonter la scène de l’avion dans La Mort aux trousses d’Hitchcock sans utiliser les plans avec l’avion. C’était formidable d’invention. Car il s’agit bien, aussi, de jouer. De s’amuser. De créer. D’essayer. De se tromper. De réussir. En trois mots : d’être acteur. C’est sans doute ce qui manque le plus : redonner la parole, et, en l’occurrence, la main, à toutes celles et ceux dont les institutions voudraient s’occuper. Faut y aller. Vraiment. Franchement. Le (jeune) public n’est pas un mouton que l’on pousse à brouter, il faut qu’il se sente concerné pour retrouver la frite.