Nathalie Wogue, experte des formats TV: "Le flux explose à nouveau à la télé à l’international"

11 octobre 2023
Bataille féroce sur les IP, marché français tendu, internationalisation, impact de la grève à Hollywood, renouvellement des tendances... Nathalie Wogue, experte internationale du format TV, dresse un état des lieux du marché des formats de flux.
Nathalie Wogue

À quelques jours du lancement du Marché international des contenus audiovisuels et de la coproduction (le fameux Mipcom), qui se tient à Cannes du 16 au 19 octobre prochains, Nathalie Wogue dresse un état des lieux du marché des formats de flux en 2023, en France et à l’international. Passée par TF1, Fremantle, IMG, Endemol ou encore ABC Studios et Fox, Nathalie Wogue a participé à la création, l’acquisition et au développement de nombreuses émissions de référence dans le divertissement. Dernièrement, elle a créé et vendu pour la Fox le nouveau télé-crochet Dream Team qui sera diffusé sur TF1 d’ici la fin de l’année. Nathalie Wogue nous explique les dernières tendances et évolutions du marché français et international du flux, bousculé par les tentaculaires plateformes et la grève à Hollywood.

Récemment, la Fox a développé, conjointement avec TF1, l’émission Dream Team : La relève des stars, qui sera diffusée sur TF1 d’ici la fin de l’année. C’est un concept que vous avez initié et un projet auquel vous avez activement participé. Comment cela s’est-il construit ? Pourquoi n’a-t-il pas été d’abord produit aux États-Unis ?

En fait, c’est devenu extrêmement cher de produire des formats aux États-Unis. Donc, pour répondre aux challenges structurels de la production sur le sol américain, la Fox a créé un fonds international pour financer la première saison d’un format papier en dehors des États-Unis - ce qui a la valeur d’un pilote diffusable pour Fox, mais permet au programme d’exister et d’être commercialisé immédiatement. C’est ce fonds-là qui a permis de participer au financement de Dream Team en France. Le principe de l’émission est simple : six artistes français (Matt Pokora, Jenifer, Camille Lellouche, Lara Fabian, Claudio Capéo et Black M) et leurs équipes formées de cinq jeunes chanteurs (ils ont entre 8 et 14 ans et viennent du même univers musical que leur mentor), vont s’affronter dans un “talent show” à grande échelle, unique et très visuel. La Fox pourrait ensuite le commander pour les États-Unis, mais quoiqu’il arrive, elle a déjà commencé à le commercialiser à l’étranger.

Pourquoi la Fox a-t-elle décidé de le produire sur le territoire français ?

Parce que la France est un pays stratégique, notamment en termes de budget, de bassin d’audience et de réactivité. L'Angleterre et l'Allemagne sont les deux autres pays stratégiques en Europe pour le lancement d'un nouveau programme.

Comment définissez-vous le terme de “format” ?

Pour moi, un format existe à partir du moment où on peut en faire une adaptation sur un autre territoire. On peut aussi dire qu'un format existe quand il y a une seconde saison sur un même territoire. Mais, je préfère la première définition. Selon moi, il existe quatre grandes catégories de formats : le “studio entertainment”, qui représente les grands spectacles, comme The Voice, Danse avec les stars. Le deuxième, c’est le “game show”, tourné en studio, comme Une famille en or. Le troisième, c'est le “formatted reality”, tel que Koh Lanta, ou Top Chef. Et le quatrième, c'est ce qu'on appelle le “factual entertainment”, entre le magazine et l'entertainment, fait dans la pédagogie de manière souriante. Le premier du genre, c’était Super Nanny, ou C’est du propre.

Comment avez-vous vu évoluer les formats ces dernières années ?

Le format a vraiment explosé au début des années 2000, en France. Et en particulier le “factual entertainment” qui était très facile à produire et à vendre. Parallèlement, les jeux ont continué à faire leur place sur le marché. Les “studio entertainment”, comme La Nouvelle Star en France, ont également proliféré partout dans le monde. Et puis évidemment, les “formatted reality”, comme Loft Story en France, ont eux aussi débarqué en grande pompe sur le marché. Ce format a réussi à s’imposer en France à cette époque parce que les succès d’audience dans les autres pays et la bible qui est associée à chaque émission - qui donne les secrets de la production - rassuraient les producteurs et les chaînes.

Après cet essor, il y a eu une crise du format de flux dans le monde entier, due à une certaine faiblesse dans la créativité et surtout à l’arrivée des streamers. L’engouement se portait dès lors sur les fictions. On n'achetait plus de formats de flux. Les formats existants continuaient, mais il n'y avait plus aucune innovation. Et puis, petit à petit, on s'est aperçu qu’il était difficile d’être compétitif face aux streamers, du fait de leur énorme budget.

En termes de tendances, le format de flux a tout simplement fini par manquer au public - l’offre de contenu est un cycle. Et à partir de 2015, il est peu à peu revenu sur le devant de la scène. D’autant que le flux a un énorme avantage sur la fiction : il est bien plus facile à produire, moins coûteux, moins risqué, moins long. Aujourd’hui, l'offre est en train d’exploser à nouveau à la télévision à l’international. La fiction reste toujours très forte, mais une habitude s’est désormais installée de la regarder sur les streamers.

Quelles sont les dernières tendances pour les formats de flux à l’international ?

I can see your voice, Mask Singer et dernièrement The Traitors sont les trois programmes qui ont cartonné ces dernières années. Pourquoi ? Parce qu’ils sont nouveaux, sortent de l’ordinaire, sont divertissants. C’est ce qui fonctionne aujourd’hui. D’autant plus dans cette époque morose. La légèreté et le caractère unique d’un programme sont les deux tendances de fond actuelles. Tout ce qui est “dark” fonctionne en fiction, mais pas vraiment sur le format de flux.

Et parmi ces programmes, le “studio entertainment” et le “game show” continuent d’être plébiscités sur les chaînes linéaires, en comparaison avec la téléréalité. En effet, certains “dating shows” sont de plus en plus regardés sur les streamers, tels des feuilletons qu’on binge-watch. Les streamers tentent également de percer dans le “studio entertainment” et le “game show”, allant jusqu’à acheter des marques éprouvées avec, pour le moment, plus ou
moins de succès. Mais la télévision a un avantage : on aime encore se réunir devant, pour regarder un “studio entertainment”, un jeu, un spectacle.

Reste que la vague du streaming commence aussi à toucher les chaînes linéaires. Par exemple, le nouveau jeu The Floor, qui va bientôt être diffusé sur France 2, marche plutôt bien sur la télé espagnole mais elle a constaté qu’elle marchait aussi sur sa plateforme de streaming. Pourquoi ? Parce que le jeu est feuilletonnant, et qu’il peut, lui aussi, créer cette envie de regarder le jeu en quantité.

Nous sommes donc à un moment charnière pour le format de flux, où une bascule s’opère vers les plateformes. Pour les chaînes linéaires, continuer de diffuser des marques historiques peut paraître une réponse. Mais investir dans le développement de formats nouveaux et uniques est certainement la stratégie qui peut leur permettre de rester présentes dans le rapport de force.

Comment se porte le marché français du flux aujourd’hui ?

En France, le marché des formats est très tendu. Les marques de flux s’usent et les chaînes tentent de renouveler leur offre, avec plus ou moins de succès. Mon expérience américaine montre une vraie différence de culture avec la France: aux États- Unis, les chaînes investissent beaucoup dans la recherche et le développement. Elles tentent des choses et si c’est un échec, elles en sortent avec une expérience. En France, comme dans d’autres pays européens, lorsque l’on crée, c’est souvent une déclinaison d’émissions déjà existantes. Résultat : on se tourne vers les nouveautés osées à l’étranger, comme les émissions 100 % Logique (sur France 2), Les Traîtres (sur M6) ou Mask Singer (sur TF1), qui ont bien fonctionné en France aussi.

Comment imaginez-vous l’avenir de la télé ?

Il n’y pas vraiment de suspense pour la suite. Dans quelques années, on ne parlera plus de “streamer” ou de “chaîne linéaire”, mais de “plateforme” et de choix d’écrans pour visionner les programmes. Certains disent aujourd’hui que les chaînes linéaires sont mortes, que c’est inéluctable, et que le streaming est le modèle de demain. Pour moi, c’est un faux débat. Car aujourd’hui, de nombreuses chaînes ont déjà leur plateforme, et jouent avec elles pour mettre au point leur stratégie de programmation. De la même manière, les streamers font de plus en plus de linéaire, de direct. Quand ils lancent une série, ils s’inspirent des chaînes linéaires, créent des rendez-vous, font parfois des lancements hebdomadaires d’épisodes. Cela dit, il y a encore deux industries distinctes, avec chacune son économie, sa manière de produire. Aujourd’hui, dans le domaine des formats, on se demande qui s’inspirera le plus de qui.

L’autre gros enjeu derrière toutes ces questions, c’est celui du catalogue. L’interrogation du moment, c’est comment s’approprier la propriété intellectuelle de tous ces formats. La bataille actuelle sur les droits est féroce. À la base, on aurait pu penser que les producteurs avaient le pouvoir, car ils ont les idées. Mais cette bataille n’est pas forcément à leur avantage. Ils dépendent toujours beaucoup des plateformes, linéaires ou non, et le volet production est de plus en plus intégré au sein des chaînes. Il y a par exemple TF1 Prod, France TV Studio, Studio 89... Il y a d’ailleurs une forte concurrence entre les sociétés de production intégrées, les filiales de grands groupes de production et les producteurs indépendants, qui ont du mal à exister. C’est pourquoi, le seul débouché - quelle que soit la taille de l’acteur économique - c’est l’international.

Pourquoi ?

Si un producteur a un regard international, il respirera beaucoup mieux. Il peut considérer sa stratégie “format” comme de la géopolitique : il y aura toujours un territoire dans le monde qui voudra bien de son (bon) concept. Il faudra patiemment apprendre à s’acclimater aux habitudes et besoins de ces territoires. C’est l’une des grandes évolutions de ces dernières années : auparavant, les producteurs ne se tournaient que vers certains pays pour aller chercher des nouveaux formats (l’Angleterre et les Pays-Bas notamment) ou les vendre (les États-Unis et l’Europe de l'Ouest en première ligne). Mais aujourd’hui, l’échiquier a totalement changé. De plus en plus de pays créent. Les bonnes idées viennent d’un peu partout, et se vendent aussi un peu partout.

Comment la grève à Hollywood impacte-t-elle le flux ?

Aujourd’hui, tout le monde cherche absolument à faire du flux pour compenser l’arrêt des fictions dans la chaîne de production, dû à la grève. Cette grève impacte tout l’écosystème de Hollywood mais peut également être une opportunité pour le flux de s’installer durablement sur le devant de la scène. L’autre impact possible, et considérable, c’est que les producteurs et les chaînes américaines soient tentés de produire des fictions et des flux à l’étranger, et moins aux États-Unis.