Enquête : Le cinéma est-il devenu un luxe ?
Devant le CGR du centre-ville de Tours (Indre-et-Loire), Pierre Errard et ses trois adolescentes s’apprêtent à rentrer dans les salles pour aller voir le second volet sur grand écran de la série à succès Downton Abbey. Pour la première fois depuis 2019, cette famille résidant à une trentaine de kilomètres de Tours, redécouvre les joies d’une sortie au cinéma : « C’est un peu une sortie de fête », se réjouit le père, infirmier de profession aux revenus légèrement en-deçà du salaire médian (environ 1800 euros). Les vents incertains de l’économie l’incitent à la prudence et à la frugalité. « Les loisirs comme celui-ci sont devenus exceptionnels à cause du coût global. Le prix de l’essence nous oblige à repenser nos déplacements et donc nos vies. Je ne sais pas quand sera notre prochaine toile ». Si les tarifs en vigueur venaient à baisser, son inquiétude serait « sans doute moins forte ».
Voilà le défi auquel est confronté l’industrie du cinéma, qui peine à voir redécoller la fréquentation dans son tissu – dense – de salles et de complexes de l’Hexagone. Depuis leur réouverture, après les douloureuses périodes de confinement et de couvre-feu liées à la pandémie de covid-19, les cinémas n’ont pas retrouvé leur rythme de croisière. Le danger d’un avenir assombri pour toute la filière guette. « Nous sommes entrés dans une spirale déflationniste qui peut être néfaste. Je ne suis pas sûre que l’on retrouvera les niveaux de fréquentation d’avant crise », alerte l’économiste de la culture François Benhamou. « La pandémie a accéléré des évolutions des modes de vie et de consommation culturelle, qui ont migré vers le digital ».
Philippe Lecocq, directeur des Studio à Tours, l’un des plus grands cinémas d’art et d’essai de France, qui attiraient – en temps normal - 350 000 spectateurs par an, voit rouge : « Par rapport à 2019, la baisse oscille entre 20 et 30% selon les semaines. À une époque pas si lointaine, nous pouvions atteindre jusqu’à 10 000 entrées par semaine. Aujourd’hui, quand nous sommes à 5000, nous sommes contents », résume-t-il. Au mieux, Philippe Lecocq prévoit d’atteindre les 2 millions de chiffre d’affaires – réalisés en 2019 – d’ici deux à trois ans. Ces indicateurs économiques dégradés sont observés au même niveau partout en France. Le Centre national du cinéma français (CNC), qui a récemment actualisé ses prévisions, table au mieux sur 175 millions d’entrées dans les cinémas français en fin d’année, soit une baisse de 12%.
Abaisser les prix pour s’adapter à une économie durablement en berne ?
Alors comment enrayer cette chute ? La peur tenace du virus qui restreint, les sorties des séniors et des retraités - y compris parmi les plus cinéphiles - ne peut expliquer à elle seule la fréquentation en berne. L’entreprise de reconquête des spectateurs a trouvé de nouveaux obstacles sur son chemin : la morosité économique et les perspectives déflationnistes, qui poussent – selon la pyramide de Maslow - les ménages à reconsidérer leurs priorités d’achats. En l’espèce, c’est l’ensemble du spectacle vivant - théâtre, musique, danse – qui craint d’être sacrifié, victime collatérale des arbitrages économiques individuels. À plus forte raison que la crise semble partie pour jouer les prolongations. Le ministre de l’Economie Bruno Le Maire prépare les esprits à des jours sombres. Ddébut mai, il prévenait que la France se trouvait « face à des difficultés économiques considérables », avertissant que « le plus dur est devant nous » à cause de la flambée du prix des matières premières génératrice d’ « inflation nouvelle ».
Dans ce contexte, n’est-t-il pas temps de s’adapter à cette nouvelle donne, en abaissant drastiquement les tarifs, à 4 ou 5 euros la place toute l’année ? Pierre Errard souscrit à cette idée : « Je ne dis pas que nous irions au cinéma toutes les semaines mais cela serait un coup de pouce bienvenu et surement incitatif ». L’exemple du Printemps du cinéma, qui a attiré plus de 2 millions de personnes les 20, 21 et 22 mars - soit une hausse de la fréquentation de 67,6 % par rapport aux trois mêmes jours de la semaine précédente, d’après les estimations du CNC – est immanquablement de nature à encourager toutes initiatives allant dans cette direction. Adoptée de longue date par les Studio à Tours, l’application d’un tarif unique, relativement bas, a grandement participé à la fidélisation de son public et, sans doute, à son rayonnement local. Ici, les habitués, détenteurs d’une carte d’abonnement annuelle moyennant une vingtaine d’euros, payent 5,50 euros leur place de cinéma (4,10 euros pour les chômeurs et les moins de 25 ans).
Certaines salles commencent timidement à bouger. Conscient qu’« une partie de la population vit dans une situation financière fragile », François Aymé, le président de l’AFCAE (Association française des cinémas d’Art et d’essai), invite la filière à opérer « des réflexions – légitimes et très ciblées- sur les tarifs. », tandis que Stéphane Libs, exploitant des cinémas Star à Strasbourg et coprésident du SCARE (Syndicat des Cinémas d’Art de Répertoire et d’Essai), a orienté de nouvelles offres promotionnelles vers les familles et les plus jeunes : « Nous proposons des cartes d’abonnement familiales jusqu’à cinq personnes, avec des réductions très avantageuses. Et récemment, nous avons rencontré un succès certain avec la création de notre carte jeune cinéphile à 5 euros qui permet d’accéder à chaque séance à ce même tarif de 5 euros », se réjouit-t-il. De leur côté, Philippe Lecocq et l’association des Studios concentrent aussi tous leurs efforts vers les 14-25 ans, « le public d’aujourd’hui et de demain ».
En dépit des pertes financières, deux embauches sont prochainement prévues pour renforcer le travail de médiation. « Nous n’allions pas rester les bras ballants à subir la situation. Il faut dire aussi qu’il y a eu des aides des pouvoirs publics, de la DRAC et des fonds européens pour nous aider à aller chercher de nouveaux spectateurs et de retrouver notre public », admet le directeur des Studio, qui attribue « ce moment de creux » en partie à l’offre du moment, à l’absence de magie, d’onirisme et de légèreté dans les thématiques choisies par les réalisateurs : « À l’exception d’En corps, nouveau film de Cédric Klapisch, qui marche très bien, les longs-métrages, reflets de la société, ne sont pas très joyeux ».
Pour Isabelle Gibbal-Hardy, directrice du cinéma Grand Action à Paris, le défi consistera, à cet égard, à ajuster le champ artistique sur ce qu’elle appelle « l’évolution de la sociologie de la fréquentation ». S’adapter, en somme, aux aspirations du grand-public, toujours plus friands de grosses productions américaines et dans l’ensemble « moins découvreur que par le passé, qui a besoin de se rassurer en privilégiant les films identifiés ».
En parallèle de ce chantier, Françoise Benhamou plaide pour qu’une réflexion en profondeur soit menée par toute la filière : « Cela implique de repenser le métier d’exploitant, s’inspirant un peu ce qu’ont pu réaliser les libraires il y a quelques années ». Le livre comme modèle à suivre. L’exemple du « passe culture », destiné aux lycéens de moins de 18 ans, laisse, une fois de plus, perplexe l’économiste : « Pourquoi ce dispositif a-t-il dynamisé l’activité du livre, tandis qu’il a profité, dans une moindre mesure, au cinéma ?».
Pourtant, concurrencées de toutes parts, en particulier par les plateformes numériques, les salles ne sont pas promises, à ses yeux, à la disparition. Le VIIème Art ne pourra lier son destin ailleurs que dans « ce lieu de socialisation », autour d’un grand écran, fédérateur et « amplificateur d’émotions ». Jusqu’à quand ? Et à quel prix ?
Nicolas Corre et Xavier Renard
Jocelyn Bouissy, directeur général du groupe CGR : « Le public reviendra tôt ou tard dans les salles »

Les difficultés actuelles s’expliquent-elles par le prix des entrées ?
Non, c’est un faux problème. En France, le prix moyen d’un billet est de moins de 7 euros. Depuis la crise, le tarif du cinéma n’a pas augmenté. Mis à part les tickets Premium, personne ne paye le prix fort à 15 euros. Qu’il y ait des problématiques – ponctuellement et pour certaines catégories de spectateurs - liées à la mobilité et à l’augmentation du coût de l’essence, je ne dirai pas le contraire. C’est un frein pour une partie du public, mais ce n’est pas spécifique au cinéma. Heureusement qu’il y a des opérations comme le Printemps du cinéma qui s’adressent à des ménages qui ont moins de moyens. Pour l’instant, je ne pense pas que les familles soient obligées de faire des arbitrages. J’en veux pour preuve le fait, pas si anecdotique, que nous n’avons jamais autant vendu de pop-corn depuis la reprise.
Alors à quoi attribuez-vous cette baisse de fréquentation ?
Il est certain que le niveau n’a pas repris comme nous l’aurions aimé. Mais c’est plus la conséquence d’un décalage dans les sorties qu’autre chose. Quand on a moins de films, de blockbusters notamment, c’est évidemment plus compliqué. Il ne faut pas non plus négliger deux autres facteurs récents : l’absence de jours fériés et la météo quasi estivale, qui n’est pas très favorable en ce moment pour les cinémas. Au total, ça nous a couté au moins 150 000 entrées par week-end.
Vous restez donc optimiste ?
Oui, je suis résolument confiant. Plus que jamais, oserais-je dire. Je reste convaincu que lorsque des grosses productions, très attendues, seront à l’affiche, le public suivra, comme cela s’est produit avec Batman. Je pense à Top Gun, au nouveau Marvel ou à Doctor Strange in the Multiverse of Madness. Les films français vont aussi arriver. Dans nos salles, les jeunes commencent à revenir. Et je suis sûr que nous allons bientôt récupérer les séniors, pour lesquels la situation sanitaire était plus anxiogène que pour d’autres tranches d’âges. Il n’y a pas de quoi céder à l’affolement. Je refuse de tomber dans la prophétie auto-réalisatrice. Nous nous sommes toujours relevés de chaque crise, à condition de respecter le client et de continuer à innover. Dans ce contexte, nous assumons le développement de nos offres Premium, Imax, Ice. Dans le groupe CGR, nous en sommes à 43 salles. C’est le sens de l’histoire. Cela ne signifie pas, pour autant, qu’il n’y a pas de réflexion à mener sur les productions, tant dans le nombre que dans la destination.
Vers une baisse des prix ? Pour les exploitants, « il est urgent d’attendre »
Dans leur grande majorité, les exploitants de salles font le dos rond. En l’état, aucun ne semble pas prêt à consentir un effort sur le prix du billet sans mettre en péril la survie de leurs établissements et des emplois. Isabelle Gibbal-Hardy, directrice du cinéma Grand Action à Paris, est convaincue que « le tarif n’est aucunement un frein » à l’activité des salles. « D’autant plus que nous avons une gamme d’offres très large. Les plus jeunes bénéficient de tarifs très avantageux. Et les seniors, qui le plus souvent sont à la retraite, peuvent se rendre à des séances en matinée, beaucoup plus accessibles qu’en soirée ». Stéphane Libs, exploitant des cinémas Star à Strasbourg et coprésident du SCARE (Syndicat des Cinémas d’Art de Répertoire et d’Essai) concède, pour sa part, que « si les tarifs pleins à 13 euros peuvent faire peur aux spectateurs, ils servent surtout à les inciter à prendre des abonnements, de façon à ce que chaque place leur revienne moins chère et qu’ils deviennent des habitués des lieux. »