Claude Lelouch et Philippe Azoulay : "Le grand cinéma s'est produit avec des producteurs qui prenaient des risques"

2 mars 2022
À l’occasion du tournage de son documentaire "Tourner pour vivre", en salles le 11 mai prochain, Philippe Azoulay (producteur, réalisateur et scénariste) a suivi Claude Lelouch durant près de neuf ans. Le film est conçu comme une plongée dans le processus de création artistique du célèbre réalisateur d’Un homme et une femme. Les deux hommes évoquent leur collaboration ainsi que leur regard sur le cinéma contemporain et de demain.
Philippe Azoulay Claude Lelouch

Comment est né ce projet de documentaire assez hors normes puisque tourné sur presque une décennie entière ?

P.A. : J’entretiens des liens avec Claude Lelouch depuis très longtemps puisque ma famille a contribué à la sortie et au succès d'Un homme et une femme. En échangeant ensemble, Claude m’a confié que, à 77 ans, il sentait que le temps passait. D’autant plus qu’il sortait de quelques échecs alors qu’il avait connu de nombreux succès. Il me confie alors qu’il souhaite réaliser trois films en trois ans et que ce seront ces trois meilleurs. Il aime courir contre la vie. Le temps qui passe est son obsession. L’idée d’un film m’est alors apparue : un documentaire conçu comme un road-movie, tourné à hauteur d’homme et où les protagonistes sont toujours en action, en situation, comme dans une aventure fictionnée. Le processus de création d’un artiste est passionnant mais on n’arrive jamais à expliquer le désir, l’envie, la folie pour un projet de cinéma. Il y avait un défi artistique à raconter cela à travers la course d’un homme qui veut toujours aller plus haut et plus vite.

Dans ce documentaire, on comprend à quel point le cinéma de Claude peut-être singulier et hors du système traditionnel de production. À tel point qu’il y
dit lui-même avoir été contraint de produire ses films car les producteurs ne prennent plus suffisamment de risques...

P.A. : Il existe encore quelques producteurs audacieux comme Nicolas Duval, Christophe Rossignon, Sylvie Pialat. Les producteurs ne jouent plus leur rôle de porter un projet envers et contre tout. Ils écoutent d’abord les diffuseurs et les distributeurs. À tel point que ne sortent presque plus que des produits standardisés, avec des films qui se ressemblent et des castings redondants. C’est un des problèmes du cinéma français. Nous sommes en circuit fermé. Les énergies nouvelles, les visions alternatives n’existent plus. Quand Claude se lance dans le cinéma, nous sommes au lendemain de la guerre. Il y a alors un grand cinéma français de qualité. Et qui explore tous les genres. Sans oublier les grands auteurs internationaux Billy Wilder, Vittorio de Sica ou Michelangelo Antonioni, les véritables fondateurs de ce qu'on nomme “La nouvelle vague”. Tous ces cinéastes ont été accompagnés par des producteurs qui faisaient face à un marché chaotique mais qui savaient prendre des risques. Les plus audacieux comme les frères Hakim, Pierre Braunberger, Mag Bodard, Robert Dorfmann ont fait des films différents auxquels personne ne croyait. La créativité était plus exacerbée que jamais. Aujourd’hui, ce sont près de quinze films qui sortent sur les écrans chaque semaine et qui n’y restent que quinze jours. Et ils n’apportent rien de nouveau. Cela pénalise l’exploitation car les spectateurs se lassent. Auparavant, sortir un film était plus complexe que de nos jours car il n’y avait ni autant de salles, ni autant de médias. Il fallait trouver le bon distributeur et s’il accompagnait bien son film, celui-ci pouvait faire le tour du monde alors que personne ne l’attendait. Désormais, cela n’arrive qu’une fois tous les trois ans d’avoir un film miracle qui sort du lot. Aux débuts de Claude, c’était deux par an.

C.L. : Il existe deux sortes de films : ceux que l’on conçoit en prenant des risques et ceux que l’on conçoit en ne prenant aucun risque. Le grand cinéma s’est construit avec des producteurs qui prenaient des risques et qui n’étaient pas couverts. Aujourd’hui, la plupart des producteurs sont couverts avant même le début du tournage. Ils font des films pour faire plaisir à tout le monde : aux chaînes,
 à la presse et au public. La plupart des producteurs se lancent dans un projet en étant couverts avec leurs frais généraux et en percevant leurs salaires. Dès lors, ils se foutent de savoir si leur film marche ou pas. Ils préfèrent se sécuriser. Donc ils refont pour la énième fois Les Trois Mousquetaires ou Mort sur le Nil. Puis ils déclinent des licences et les films qui marchent sont reproduits à l’infini. De nos jours, si je veux que le cinéma soit sain, alors je fais un film avec mon propre argent et lorsqu’il est fini, je le mets aux enchères. C’est ainsi que j’ai procédé avec Un homme et une femme. Personne n’en voulait. Tous les producteurs m’ont fait savoir que les histoires d’amour ne marchaient plus. Et après, tout le monde s’est battu pour l’avoir. Ce qui a fait la force de ce film, c’est que je l’ai fais comme je voulais. C’est un film d’amateur qui a fait le tour du monde.

Le formatage que vous évoquez ne garantit pas nécessairement un succès. De nombreux films dérivés de franchises ont connu des échecs...

C.L. : Bien sûr mais les producteurs s’en désintéressent. Regardez la manière dont sont conçues les séries. Le metteur en scène ne sert à rien et n’a plus de point de vue. On peut changer de réalisateur sans que personne ne s’en aperçoive. Il n’y a de la place que pour les auteurs. C’est aussi le cas pour les films de studio. Et cela va l’être de plus en plus. Ce système prend le pouvoir dans le cinéma contemporain. Et le cinéma d’auteur en ressort très pénalisé. Peu de metteurs en scène parviennent encore à défendre leur point de vue hormis Albert Dupontel, Nicolas Bedos, François Ozon, Stéphane Brizé, Xavier Giannoli et quelques autres qui font des films toujours intéressants. Les autres ne font plus que des films de consommation.

P.A. : L’industrie a oublié que produire des films consiste avant tout à initier des prototypes. Or nous essayons de rationaliser quelque chose qui ne peut pas être rationalisé.

C.L. : Et puis nous sommes envahis par les images. Il n’y a jamais eu autant d’œuvres audiovisuelles. Que ce soit au cinéma 
ou à la télévision et
sur les plateformes.
 Trop de cadeau tue 
le cadeau. Quand
 les spectateurs vont
 voir un film, ils ne se
 souviennent même plus de son titre quelques jours après. C’est pour cela que le cinéma doit et va retrouver ses lettres de noblesse. Bientôt, le public sera lassé de découvrir un film comme celui de Jean-Pierre Jeunet, Big Bug, sur Netflix. On a dévalué nous-même la force de l’image. Le public s’en aperçoit de plus en plus et aura besoin de revenir en salles. Il faut concevoir à nouveau des films pour le grand écran. Des films de trois heures, avec un entracte, pour que les spectateurs en aient pour leur argent. Alors qu’actuellement, la priorité et de maximiser les séances. À tel point que les films sont pensés pour durer moins de deux heures.

À l’inverse d’un cinéma commercial où les réalisateurs peinent à imposer leur point
de vue, les auteurs de cinéma peuvent aborder durablement des thématiques qui leur sont chères. C’est ce que vous avez fait durant toute votre vie en explorant les relations humaines sous toutes leurs formes...

C.L. : Je vais au cinéma tous les jours. Et parfois, j’aimerais voir un film que je ne trouve pas à l’affiche. Donc les films que j’essaie de faire sont ceux que je n’arrive pas à voir. Quand j’écris Un homme et une femme, c’est parce que j’avais envie de voir une histoire d’amour semblable. Et il se trouve qu’elle a fait rêver la terre entière. Initialement, ma démarche ne peut pas être plus égoïste. Et à un moment donné, mes films intéressent d’autres gens. C’est la sincérité qui prime toujours. Mes films correspondent à un besoin personnel et intime. Alors que beaucoup de cinéastes font des films pour manger. Pour cela, il y a les pubs et les clips. Mais sûrement pas les longs métrages de cinéma.

P.A. : Tous les créateurs ont une couleur et des obsessions. Cela ne concerne pas que les cinéastes mais aussi les écrivains ou les peintres. Claude n’a fait que des films sur la mort, l’amour et l'amitié. Stéphane Brizé se concentre sur un cinéma social mais avec toujours l’humain en son centre. Seul Stanley Kubrick s’est confronté à tous les genres mais il menait toujours une critique sur la société dans chacun de ses projets.

Vous dénoncez un système
trop interventionniste avec les auteurs et leurs projets. Mais vous êtes un des réalisateurs les plus emblématiques du cinéma français. Quelles objections vous posent vos interlocuteurs ?

C.L. : Déjà ils me rappellent sans cesse les résultats de mes derniers films. Ou que mon public est trop vieux. Ils interviennent aussi sur le casting en me demandant pourquoi je privilégie tel comédien alors que je pour- rai tourner avec des interprètes plus “bankables”. Or la réussite d’un casting relève de la magie. C’est un mélange d’hommes et de femmes qui font que l’alchimie opère ou non. Ceux qui interviennent trop peuvent contrarier ce procédé. L’imagination du metteur en scène en prend un coup et le domaine du rêve ne cesse de se réduire.

Vous êtes donc tous deux inquiets pour l’avenir du cinéma d’auteur ?

C.L. : La crise du cinéma n’existe que pour cette typologie de films. Le cinéma de commande ne s’est jamais aussi bien porté. Ce sont les chefs d’œuvre qui sont en danger tant les producteurs manquent d’audace. Avant ils prenaient des risques et pouvaient multiplier par dix leur capital de départ. Un homme et une femme a été produit pour un demi-million d’euros
et il en a rapporté des dizaines de millions. C’est vertigineux. Et c’est un film libre.

P.A. : Les producteurs cherchaient tous à faire un carton au box-office. Maintenant ils ne pensent plus qu’à s’assurer et à se couvrir. Et si leur film ne marche pas en salles, ils savent qu’ils peuvent s’appuyer sur d’autres marchés. Où sont passés les films de David Lean comme Lawrence d’Arabie qui ont été, certes, des calvaires à produire mais qui ont marqué l’histoire du cinéma ? C’est terrible de se dire qu’un réalisateur comme Jacques Audiard peine à financer son nouveau film. Il est l’un des meilleurs d’entre nous. Et sait toucher un large public.

C.L. : On ne ferait plus un film de l’ampleur d’Autant en emporte le vent de nos jours. Il fallait un fou comme David O. Selznick pour se lancer dans une telle production avec des acteurs peu connus hormis Clark Gable et une durée de 4h30. Les plus grands chefs d’œuvre durent tous plus de trois heures. L’un de mes plus grands succès reste Les uns et les autres qui dure 3h15. Là aussi, personne ne croyait à ce film. Il est sorti sur 36 copies et on a fait trois millions d’entrées en restant à l’affiche plus d’un an. Les copies en étaient mêmes rayées parce que Parafrance ne voulait pas en tirer de nouvelles (rires).

Pour en revenir
à Tourner pour vivre, ce documentaire démontre à quel point vous composez et vous adaptez aux éléments, même les plus contraires, plutôt que de rester figé sur votre idée initiale ?

P.A. : Claude est un homme spirituel. Si le destin lui sourit autrement, il lui faut s’y adapter et le prendre tel qui vient. Il a aussi un souci de vérité et souhaite composer avec l’humeur de ceux qui l’entourent.

C.L. : On me demande souvent pourquoi il y a tant de pluie dans Un homme et une femme. Je réponds simplement que c’est parce qu’il a plu durant tout le tournage (rires). Et c’est ce qui fait la beauté du film. S’il avait été solaire, il n’aurait pas eu la même émotion. Je m’adapte tout le temps. C’est ce qui fait de moi un cinéaste amateur. C’est la raison pour laquelle les professionnels m’ont souvent fait la gueule et considèrent qu’il ne faut pas me prendre au sérieux. Voilà pourquoi je n’ai jamais été nommé aux César. Même si j’ai présidé la cérémonie en 2016.

D’ailleurs à cette occasion, vous aviez déclaré : “un jour, un film sera si beau qu’il changera le monde”.

C.L. : Je le pense toujours. Quelque part, aujourd’hui ou demain, un homme ou une femme aura un es- prit de synthèse plus poussé que les autres et saura nous expliquer l’inexplicable. Pour l’instant, personne n’a réalisé le film parfait pour nous expliquer le monde dans lequel nous vivons. Ce qui est complexe puisque ce monde change tout le temps. Mais un jour, un artiste pourra nous expliquer notre monde en trois heures. Et ce film aura toutes les vertus et sera vu par tout le monde. Aucun metteur en scène ne nous a expliqué ce que serait le monde de demain. James Cameron a tenté de la faire avec Avatar. Andreï Tarkovski aussi avec Solaris. Mais les films qui ont marqué le cinéma ont toujours fait honneur au présent, à commencer par les miens car j’ai toujours pensé que c’était la seule chose qui nous appartienne vraiment.

Comment avez-vous accueilli l’échec de L’amour c’est mieux que la vie (ndlr : moins de 200 000 entrées) ?

C.L. : Il a été pénalisé par le bouche à oreille. Selon moi, il s’agit d’un film qui parle d’espoir mais le public l’a perçu comme un film sur la mort. Il en a été démobilisé. Paradoxalement, les spectateurs qui ont aimé le film lui ont fait du tort. Un exploitant de Lyon m’a confié qu’il incitait ses spectateurs à le découvrir mais que ce derniers ne souhaitaient pas se plonger dans une histoire sur un homme en fin de vie. On constate que les films perçus comme des œuvres sur la mort n’ont pas marché au cours des derniers mois. Y compris des oeuvres aussi magnifiques que celles de François Ozon, Tout s’est bien passé, et d'Emmanuelle Bercot, De son vivant. C’est dommage car, après tout, lorsqu’on parle de la mort, on parle aussi de la vie. Et on donne envie d’aimer le présent.

Certains des plus grands succès de l’histoire du cinéma sont des drames et des tragédies...

P.A. : Exactement et ces films seront là pour toujours. Citizen Kane est considéré comme un chef d’œuvre alors qu’il a fait un bide à sa sortie. Le temps qui passe est le seul critique. C’est lui qui donne raison aux œuvres. Les musées sont remplis de tableaux de peintres qui n’ont pas gagné d’argent de leur vivant et qui sont là pour l’histoire. On pourra encore voir un tableau de Van Gogh dans une centaine d’année. Et personne ne lui expliquait ce qu’il devait peindre.

C.L. : C’est pourquoi j’aime la notion de cinéma d’amateur qui se moque des considérations commerciales. Quand je fais un film, c’est parce que si je ne le fais pas, je meurs. Je mets ma vie en jeu et le reste m’importe peu.

Propos recueillis par Michel Abouchahla et Nicolas Colle