Patrice Leconte : « les films qui nous maintiennent dans notre quotidien ne trouvent plus leur place auprès du public »

9 février 2022
Sept ans après la sortie de son précédent long métrage, Une heure de tranquillité, Patrice Leconte revient à a réalisation avec sa mise au goût du jour de l’œuvre de Georges Simenon, Maigret. Un film qui marque sa première collaboration avec le grand Gérard Depardieu. Le réalisateur évoque longuement la production de son 30ème long métrage, tout en revenant sur sa carrière, ses projets avortés ou à venir, et en apportant son témoignage sur une industrie en pleine mutation.
Patrice Leconte © Claire Garate

Avec Maigret, vous vous attaquez à un monument de la littérature policière dont la dernière adaptation pour le grand écran remonte à 1958. À cette époque, Jean Gabin incarnait le rôle titre. Pensez-vous que le public soit encore sensible à une telle proposition de cinéma aujourd’hui ?

Même s’il ne faut jamais perdre de vue que l’on fait un film pour le public, je n’ai jamais réalisé un de mes films en ayant en tête l’idée qu’il pourrait plaire ou non. Si l’on raisonne ainsi, les œuvres ne peuvent qu’être malhonnêtes. Seule la sincérité est toujours payante. Il faut aimer ce que l’on fait et espérer, égoïstement, que cela pourra plaire aux spectateurs. Quand je termine un film, je ne sais jamais s’il est bon. Mais je sais s’il est réussi. Un film réussi est un film qui ressemble à celui qu’on avait en tête en se lançant dans le projet. Et Maigret est vraiment le film que je rêvais de faire. J’essaye de ne pas être trop inquiet quant aux résultats à venir. SND croit beaucoup au film. La bande annonce est efficace. L’affiche est probablement la plus belle de tous mes films, et la sortie sera programmée sur 500 copies. J’ai bon espoir que le public cinéphile soit curieux d’assister à la renaissance, sur grand écran, d’un si grand personnage et qui est interprété ici par l’un des plus grands acteurs français. J’ai juste une éventuelle appréhension par rapport au jeune public qui ignore tout de Maigret et de Georges Simenon.

Vous avez déjà effectué de nombreuses tournées en régions à l’occasion de vos précédents longs métrages. Cet exercice est-il porteur selon-vous ? 

Au contraire, il me paraît bien inutile bien qu’excitant et euphorisant sur le moment, avec des salles pleines et un public enthousiaste. Mais le jour de la sortie, on comprend que ce n’est en rien un gage de succès et que cela n’influe en aucun cas la carrière d’un film. Tout est une question d’envie pour le spectateur. Si elle n’est pas là, toute la promotion du monde ne suffira jamais à sauver votre film. Le désir, c’est quelque chose de mystérieux, d’impalpable, d’inexplicable mais qui est là, dans l’air. Qui peut expliquer pourquoi le public s’est rué sur un documentaire comme La Panthère des Neiges (ndlr : 550 000 entrées) ? Au delà du fait que le film est formidable, c’est probablement parce que le public a eu envie, dans une période aussi troublée que la nôtre, de revenir à des choses simples, à la nature, à des images rares, qui font voyager, rêver. L’envie ne peut être fabriquée. Et si elle existe, c’est bien avant que le film ne sorte, voire même bien avant qu’il ne soit initié.

Face à cette incertitude, Maigret a t-il été complexe à produire ?

Vous n’avez pas idée. Aucune chaîne de télévision gratuite ne nous a suivi. Probablement parce que dans l’esprit de leurs dirigeants, Maigret est un personnage qui a brillé à la télévision au cours des dernières années, notamment avec les versions de Bruno Cremer et Rowan Atkinson. Nous avons dû nous contenter d’un budget modeste mais suffisant qui était, me semble t-il, de 4,5 millions d’euros. Ce qui a impliqué de tourner le film en sept semaines au lieu de huit comme nous l’avions envisagé initialement. Ou de faire très peu de prises. Ce qui est plus facile avec un acteur de la trempe de Gérard Depardieu. Et ce qui tombe bien car j’aime tourner peu de prises. J’ai aussi coupé des scènes dès l’écriture car je voulais être certain que tout ce que nous allions tourner serait bien dans le montage final. La contrainte est le moteur même de la création.

D’où est venu votre désir d’adapter cet ouvrage, Maigret et la Jeune Morte, vraiment à part dans toutes les enquêtes du commissaire ?

J’aime l’univers de Georges Simenon, ces personnages, ces milieux, ces atmosphères. Avec mon coscénariste Jérôme Tonnerre, nous souhaitions adapter un Maigret dont l’action se déroule à Paris. Et celui-ci, bien qu’il soit assez crépusculaire, m’a illuminé. Sur le plan émotionnel, il y avait quelque chose de très fort car le personnage essaye avant tout de comprendre qui est la victime plutôt que de retrouver son assassin. C’est unique. On s’intéresse davantage à la trajectoire des personnages qu’a la résolution de l’intrigue.

Après le Splendid, Jean Rochefort, Philippe Noiret, Jean-Pierre Marielle, Daniel Auteuil, Alain Delon, Jean-Paul Belmondo, Alan Rickman, Gérard Lanvin et Bernard Giraudeau, vous ajoutez Gérard Depardieu à la longue liste de vos collaborations avec les plus grands acteurs du cinéma contemporain. Que retenez-vous de cette rencontre avec un tel monument ?

J’ai toujours pensé que c’était un homme hors normes, d’un talent unique au monde. Nous souhaitions faire du cinéma ensemble depuis longtemps. Il a accepté le projet avant même d’avoir lu le script. J’aime autant l’acteur que l’homme, cabossé, solitaire, tonitruant, désespéré. Il est captivant. J’ai eu des frissons à filmer son visage, sa silhouette, ses silences, ses regards. Il est d’une richesse infinie.

Vous êtes un réalisateur prolifique. Pourtant, votre dernier long métrage, Une heure de tranquillité, est sorti il y a sept ans. Avez-vous porté des projets qui n’ont pu aboutir ?

Hélas oui. J’ai mené successivement quatre projets qui n’ont pu trouver leur financement alors qu’ils étaient très avancés en terme d’écriture et de casting. Et comme je n’aime pas attendre trop longtemps que de telles situations se résolvent, j’ai, à chaque fois, préféré tourner la page. Cela m’est souvent arrivé dans ma carrière. J’ai réalisé trente films et il y en a trente autres que je n’ai pas faits. Mais quatre projets annulés à la suite et en l’espace de cinq ans, j’avoue que cela m’a fait peur. Surtout à mon âge (rires).

Vous auriez notamment dû mettre en scène ce qui était annoncé comme le dernier film d’Alain Delon, La Maison Vide. Que pouvez vous dire sur ce projet qui était attendu par de nombreux cinéphiles ?

Il a été initié par Alain Delon lui-même qui m’a confié qu’il rêvait de tourner un dernier film avec moi. Avec Jérôme Tonnerre, nous lui avons écrit un scénario sur mesure, avec une histoire à la fois crépusculaire et lumineuse. Il y aurait interprété un homme qui fait la rencontre d’une jeune femme dont j’avais confié le rôle à Juliette Binoche. Le film était centré sur les échanges entre ces deux personnages qui allaient se sauver mutuellement alors qu’ils étaient tous deux perdus dans leur vie respective. Le projet devait être produit par Olivier Delbosc mais sans doute ne s’y est-il pas pris comme il aurait dû avec une telle star, avec laquelle il faut « jouer à l’ancienne » en l’emmenant à la Tour d’Argent (rires). Ensuite, Alain Delon a eu des ennuis de santé qui ont décalé le tournage. Et quand il était à nouveau disponible, Juliette Binoche ne l’était plus. À la vérité, je pense qu’Alain Delon était peut-être angoissé à l’idée de faire son dernier film.

Durant toute votre carrière, vous avez su vous confronter à la fois à la comédie, avec Les Bronzés, au film de braquage, avec Les Spécialistes, au film d’époque, avec Ridicule, ou encore à l’animation, avec Le Magasin des Suicides. C’est rare un tel éclectisme.

Cela s’explique simplement par le fait que j’ai peur de m’ennuyer. Et si je m’ennuie, alors je cours le risque d’ennuyer le public. Rien ne m’excite davantage que de me lancer dans un projet que je ne suis pas sûr de savoir faire. Y compris Maigret. Je n’étais pas certain d’avoir la capacité de revisiter un tel mythe. Ni même de collaborer avec Gérard Depardieu.

Quel regard portez-vous sur le cinéma contemporain ?

Il semble évident que le public souhaite voir des œuvres que les producteurs n’ont pas toujours envie de produire, c’est à dire des prototypes, des films qui vont les surprendre, les changer. J’ai une autre certitude qui se confirme de plus en plus : les films qui nous maintiennent dans notre quotidien ne trouvent plus leur place auprès des spectateurs. Et je peux les comprendre. Le film d’Emmanuel Bercot, De son vivant, est magnifique. J’en tremblais d’émotion. Mais aujourd’hui, il paraît impensable d’assister à l’agonie d’un homme durant un film entier. Ouistreham aussi est une oeuvre très forte mais qui aborde une réalité sociale si violente. Certains mélodrames peuvent connaître le succès. Mais la plupart d’entre eux ne sont pas ancrés dans notre quotidien. À commencer par Titanic. Mais De son vivant, c’est notre monde, notre réalité. Ce n’est pas de la fiction. Alors que West Side Story est certes une tragédie, mais les personnages chantent, dansent, s’aiment, se tirent dessus, se prennent des coups de couteau. Ce sont des personnages de cinéma. Alors que le personnage de Benoit Magimel dans le film d’Emmanuel Bercot pourrait être votre cousin, votre voisin, votre ami, votre frère, votre collègue ou vous-même. C’est un personnage de la vie quotidienne. Pour autant, cela ne signifie pas que l’on doit produire que des comédies qui vont parfumer la vie des spectateurs. Mais il faut communiquer des choses positives. Il y a quelques années, Wim Wenders a déclaré qu’il faisait des films pour rendre le monde meilleur. Cette remarque me semblait très prétentieuse alors qu’il avait raison. Rendre le monde meilleur ne signifie pas le changer. Mais au moins de faire en sorte que les spectateurs qui viennent voir nos films en ressortent grandis. Je me souviens avoir organisé une projection privée du Mari de la Coiffeuse peu avant sa sortie. Un de mes amis en est ressorti en larmes et m’a déclaré que voir mon film lui avait fait comprendre qu’il n’était pas assez amoureux de sa femme. Ce témoignage justifiait à lui seul l’existence de ce long métrage.

Et quelle est désormais votre perception de l’industrie du cinéma ?

Il n’est jamais très agréable de dire que les choses étaient mieux avant au risque de passer pour un vieux con. Et pourtant, il y a trente ans les producteurs prenaient plus de risques. Ce n’était pas plus facile de faire des films mais ils avaient un désir de nouveautés et de prototypes. Il y avait plus d’invention, d’enthousiasme, de créativité. Ils sont devenus incroyablement frileux. À tel point que certains de mes films qui ont pourtant suscité de très belles réactions publiques et critiques, comme La Fille sur le pont, ne seraient plus produits aujourd’hui. Les choses ont incontestablement changé comme en témoigne mes quatre projets successifs qui n’ont pu aboutir au cours des cinq dernières années. Cela m’a amené à me remettre en question et à me demander si je ne devais pas passer la main et laisser ma place à une nouvelle génération. Mais qui sont les nouveaux cinéastes ? Rendez-vous compte : le cinéma français produit 240 films par an dont 80 sont des premiers films. Ce qui veut dire qu’il émerge 80 nouveaux réalisateurs chaque année. Mais que deviennent-ils par la suite ? Quels sont ceux qui font carrière ? Cela paraît impensable qu’il puisse exister un système dans lequel émergent 800 réalisateurs en dix ans. C’est vertigineux. Et ça ne peut pas tenir. Même s’il est important de renouveler les talents. Mais je souhaite rester optimiste et si c’était mieux avant, cela signifie qu’il faut aussi profiter du présent car ce sera pire demain.

Selon vous, les plateformes peuvent-elles permettre de bénéficier de propositions singulières ?

Certainement. Surtout lorsqu’on voit les chefs d’œuvres qu’elles sont capables de produire avec les récents films de Jane Campion et Paolo Sorrentino. Je vais d’ailleurs réaliser prochainement une mini-série pour une plateforme. Bien que je reste attaché au cinéma en salles qui a façonné ma vie et ma cinéphilie, les modes de diffusion sont aujourd’hui si nombreux qu’il est important de trouver celui qui soit le plus adéquat pour que votre film soit vu par le plus large public.

Quels sont les meilleurs moyens de se lancer dans la réalisation ? Les courts métrages ? Les écoles de cinéma ? Les festivals ?

Assurément les courts métrages. Je suis ahuri devant tant de premiers films qui sont réalisés par des auteurs qui n’ont jamais mis en scène de courts métrages ou de clips. Comme s’il était aisé de tourner un film. Les producteurs sont complices de ce phénomène. Ils pensent qu’il suffit d’entourer le réalisateur d’une bonne équipe technique. Or il faut connaître le cinéma et sa grammaire. Aujourd’hui, un peu n’importe qui peut faire un film. Ce sont trop souvent des films ratés, qui se font au détriment d’autres films et qui accaparent un nombre considérable de salles qu’ils ne remplissent pas. C’est préoccupant et triste.

Qu’en est-il de votre projet d’adaptation d’un album des aventures de Tintin ?

Nick Rodwell, dirigeant de la société Moulinsart qui gère les droits de l’héritage d’Hergé,  s’est montré enthousiaste à l’idée de ce projet qui était un film en prise de vues réelles. Or, il se trouve que Moulinsart a vendu les droits de tous les albums de Tintin à la Paramount pour que Steven Spielberg et Peter Jackson puissent mener à son terme leur franchise d’animation qu’ils ont initiée il y a dix ans avec l’adaptation du Secret de la Licorne. Pour ma part, je souhaitais adapter Les Bijoux de la Castafiore. J’ai demandé à Nick Rodwell que l’on aménage un avenant au contrat afin que la Paramount nous cède les droits de cet album pour lequel il n’y a aucun danger à ce que Spielberg l’adapte car ce n’est pas le plus aventureux de la collection. J’ai obtenu le contact de Spielberg et lui ai détaillé mon projet. Je viens d’avoir son retour. Et malheureusement, il ne peut rien faire. C’est dommage car je me serais montré très respectueux de l’univers visuel si singulier de Tintin. Mon autre idée était que chaque personnage, même le plus petit rôle, soit confié à un acteur très identifié du public. Le projet est donc très probablement clos. Mais on ne sait jamais.

Et peut-on vous imaginer collaborer une dernière fois avec le Splendid ?

C’est très peu probable. Les Bronzés 4 ne se fera jamais. Or c’est le seul projet qui aurait pu nous réunir. Il aurait fallu le faire dans la foulée du troisième. Comme cela avait été le cas pour les deux premiers qui ont été tournés à un an d’intervalle. Certains membres de la troupe seraient d’accord mais d’autres y sont plutôt réticents. Et s’ils ne sont pas tous là, alors le projet est parfaitement inutile et n’a aucune raison de se faire.