Audrey Diwan : « un changement s’opère peu à peu dans cette industrie où la méfiance vis à vis des réalisatrices se désamorce »

21 décembre 2021
La lauréate du dernier Lion d’Or, également nommée aux Lumières 2022, revient sur la conception de son film "L’événement" ainsi que sur son sacre à Venise, tout en apportant son regard sur les enjeux de l’industrie cinématographique.
Audrey Diwan

L’événement est une adaptation du roman éponyme d’Annie Ernaux. Qu’est-ce qui vous a poussée à vous emparer d’une telle oeuvre ?

Après avoir moi-même avortée il y a quelques années, j’ai éprouvé le besoin de lire sur ce sujet. Dans cet ouvrage, on mesure avec effroi l’écart fondamental qui existe entre un avortement médicalisé et un avortement clandestin. Personne ne peut imaginer la violence d’un tel parcours. De plus, il existe encore un grand nombre de pays à travers le monde où l’on n’accorde pas aux femmes le droit d’avorter. Je savais qu’en parlant de la France des années 60, je pourrai évoquer la réalité d’aujourd’hui dans ces pays.

Comment avez vous abordé votre mise en scène pour la rendre à ce point immersive ?

Je craignais que le film ne se réduise à son sujet. Je souhaitais m’intéresser au parcours du personnage d’Anne dans son ensemble, son rapport à la liberté, au désir sexuel ainsi qu’à ses dispositions intellectuelles dans une époque où peu de filles accédaient aux études supérieures. Toutes les dimensions du récit devaient s’incarner pour ne pas faire un film à thèse sur l’avortement clandestin. Il fallait embrasser l’histoire de cette jeune fille et proposer une expérience qui convoque les sens. Je me suis donc demandé quels dispositifs artistiques mettre en place pour convoquer le sensoriel tout en installant une certaine distance afin que le spectateur puisse s’interroger sur l’expérience que vit le personnage.

Le film a t-il été difficile à produire compte tenu de l’âpreté de son sujet ?

Le financement a effectivement été complexe mais je m’y attendais. Après tout, ce n’est que mon deuxième film, avec un parti pris de mise en scène affirmé, un sujet délicat et des acteurs de premiers plans qui sont relativement peu connus. Tout était réuni pour que la route soit longue et c’est l’une des raisons pour lesquelles j’aime travailler avec Edouard Weil et Alice Girard, de Rectangle Productions. Plus ils rencontraient d’obstacles, plus ils ressentaient la nécessité de mener ce projet à son terme.

Vous avez remporté le Lion d’Or à Venise où vous concourriez dans une sélection très relevée avec Jane Campion, Paolo Sorrentino et Pedro Almodovar. Comment avez-vous accueilli ce prix ?

Peu de temps avant la cérémonie, Annie Ernaux m’a confié que la sortie du livre s’était déroulée dans un relatif silence. Ce Lion d’Or a donc offert un écho positif au parcours d’Annie et à son œuvre alors qu’au début des années 2000, personne ne souhaitait entendre parler de ce sujet. Cela m’a fait éprouver une joie transversale à la fois pour moi, pour le film, pour toute mon équipe, pour ma comédienne Anamaria Vartolomei, pour Annie Ernaux bien entendu et pour tout ce que ce prix signifie au regard de son histoire.

Vous avez présenté le film dans de nombreux pays. Que retenez-vous de vos échanges avec le public international ?

Je me souviens que lors d’une conférence de presse à Rome, un journaliste italien nous a dit qu’il était initialement opposé à l’avortement mais que le film avait ouvert en lui des questionnements intérieurs qui faisaient vaciller ses certitudes. Je ne cherche pas la polémique, mais la discussion. Ensemble, nous y sommes parvenus.

Beaucoup de choses ont été écrites sur les réalisatrices françaises récemment récompensées comme Julia Ducournau et vous-même. Êtes-vous sensible à ces discours ou les trouvez-vous inappropriés ?

Il ne faut jamais s’opposer à la célébration, quelle qu’elle soit. Et il faut célébrer le fait qu’un changement s’opère peu à peu dans cette industrie où la méfiance vis à vis des réalisatrices se désamorcent. Aujourd’hui, on admet qu’une femme peut gérer un plateau de cinéma. L’idée paraît évidente mais il aura fallu du temps. Nos succès ne feront que creuser ce sillon et conforter l’industrie.

En tant que membre de L’ARP, quel est votre regard sur la récente intégration des plateformes dans le financement du cinéma français ?

Ce qui m’importe, c’est d’accompagner les changements qui touchent notre industrie en les intégrant à une réflexion globale qui protège avant tout la liberté artistique. Chaque évolution, qui peut d’ailleurs être positive, doit être accompagnée d’une pensée. C’est très encourageant de savoir que les plateformes vont entrer dans un système de production global du cinéma français. Toutefois, une question demeure : toutes les cinématographies seront-elles protégées ?

Vous avez cosigné une tribune initiée par la SRF et parue dans Le Monde le 30 novembre dernier. Qu’est ce qui a incité votre démarche ?

Avec l’avènement des plateformes, la place des auteurs devient plus centrale encore mais il faut offrir à ces derniers la liberté de créer. Et cette liberté se quantifie en temps. Si l’on réduit drastiquement les droits d’auteurs, on nous contraint à travailler sur davantage de projets mais en consacrant, de fait, moins de temps à chacun d’entre eux. Si on veut mettre l’écriture et la création au centre des débats, il faut donner les moyens à ceux qui écrivent de vivre de leur travail.

Les plateformes questionnent notre rapport au cinéma en produisant des grands auteurs comme Martin Scorsese ou Jane Campion. Dès lors, qu’est-ce qu’un film de cinéma selon vous ?

Cette question interroge davantage la qualité d’un projet que son medium. Aujourd’hui, quand on utilise le terme « film de cinéma », on induit qu’il s’agit d’une œuvre de qualité et donc, implicitement, qu’un téléfilm serait dénué de qualité. Je me méfie de ce genre d’étiquette. Le principal enjeu est de produire des œuvres de l’ampleur de celles de Jane Campion pour le cinéma. Nous sommes aujourd’hui en prise avec un principe de réalité où il faut financer de tels films pour qu’ils soient diffusés au cinéma. Mais si les acteurs traditionnels et historiques ne soutiennent pas ces projets, il est difficile de résister à l’appel des plateformes qui, elles, les soutiennent désormais.

Vous pourriez donc réaliser un film pour une plateforme ?

La seule question qui m’importe c’est quel est le prochain film que je souhaite faire et comment je peux le financer dans une industrie aujourd’hui complexe et fragile.

Quels sont vos projets ?

Je coécris actuellement trois films portés par des cinéastes dont je suis proche. Tout d’abord L’amour et les forêts, de Valérie Donzelli, mais aussi L’amour ouf, qui sera réalisé par Gilles Lellouche. Sans oublier le film de Teddy Lussi-Modeste qui reviendra sur son expérience de professeur et apportera un regard singulier sur l’école contemporaine.