« The Father » ou l’honneur de la culture française

21 avril 2021
En adaptant sa pièce de théâtre présentée dans 45 pays, Florian Zeller signe un premier film français tourné en langue anglaise et nommé six fois aux Oscars.

Créée en 2012 au Théâtre Hébertot, à Paris, la pièce de Florian Zeller Le Père a été récompensée des Molière du théâtre privé et d’interprétation pour Robert Hirsch et Isabelle Gélinas. Considérée par les médias internationaux tels que The Guardian et The Times comme l’une des meilleures pièces de théâtre de la décennie, celle-ci a voyagé dans plus de 45 pays et a été acclamée par les spectateurs du monde entier, émus par la force et l’universalité du sujet : une femme qui accompagne son père, au crépuscule de sa vie, alors que ce dernier perd peu à peu le sens de la réalité. Un tel triomphe a conduit à une première adaptation cinématographique, en 2015, sous l’impulsion de Philippe Le Gay : Floride. Porté par Jean Rochefort (dans son dernier rôle) et Sandrine Kiberlain, le film avait été conçu sans la participation de Florian Zeller, qui a souhaité revisiter son oeuvre en signant sa propre adaptation.

L’auteur renonce vite à mettre en scène un film francophone : il y avait déjà Floride, et le grand Robert Hirsch est mort… Il s’oriente donc vers l’option anglophone, en rêvant de confier le rôle principal à un autre monstre sacré, Anthony Hopkins. Pour mener à bien ce projet ambitieux, Florian Zeller contacte Jean-Louis Livi, ancien agent artistique d’Artmedia et dirigeant de la société F comme Film, qui a produit sa première pièce, L’Autre, et son premier court métrage, Nos dernières frivolités. Séduit par ce défi, Jean-Louis Livi s’associe à Philippe Carcassonne, dirigeant de Ciné@, avec lequel il a coproduit les films de très grands auteurs (Claude Sautet, Claude Miller, André Téchiné, Jacques Audiard), et qui possède une connaissance exhaustive du marché anglo-saxon.

Teinté de thriller et de fantastique

Pour écrire le scénario en anglais, Florian Zeller collabore avec Christopher Hampton, qui a traduit toutes ses pièces. Celui-ci, considéré comme l’un des dramaturges britanniques contemporains les plus importants, est aussi un adaptateur renommé ; son scénario des Liaisons Dangereuses, de Stephen Frears, qui était une transposition de son adaptation pour le théâtre de Choderlos de Laclos, avait remporté un Oscar en 1989. “Toute adaptation de ce genre est un pari risqué, car il est difficile de ne pas tomber dans le théâtre filmé, prévient Jean-Louis Livi. On a tellement pris l’habitude des réactions du public, de l’intonation des acteurs, qu’il faut savoir s’en démarquer. Florian et Christopher sont parvenus à transformer le matériau d’origine en un vrai objet de cinéma.

Pour affirmer un style cinématographique, Florian Zeller a conçu son film comme un drame intimiste, mais en jouant avec les codes du thriller et même du cinéma fantastique. “L’histoire suit un homme qui perd peu à peu la mémoire et dont la raison vacille – aussi le scénario posait-il immédiatement comme postulat la distorsion de la réalité, de la temporalité et de l’espace, explique Philippe Carcassonne. Ces distorsions sont un postulat habituel des films de super-héros. Florian a donc utilisé les codes de la fiction hollywoodienne pour les appliquer à un drame profondément intime et tout à fait quotidien, qui frappe un homme ordinaire.

C’est cette démarche originale qui a séduit Anthony Hopkins. Son agent lui a envoyé le scénario en lui en recommandant chaudement la lecture, la présence d’une personnalité oscarisée comme Christopher Hampton à l’écriture étant une caution incontestable. Mais même avec la présence au casting d’Anthony Hopkins, et un accord unanime sur l’excellence du scénario, le montage financer et la production ne s’avèrent pas des plus simples…

Refus et soutiens

Etant un premier film français tourné en langue anglaise, The Father ne pouvait prétendre à aucune des aides publiques françaises dont bénéficient traditionnellement les cinéastes débutants, à commencer par l’avance sur recettes. “C’est un non-sens total, déplore Jean-Louis Livi. Sans remettre en cause le modèle extrêmement généreux et vertueux de la production française, on nous demande de faire des films au potentiel international, mais qu’on ne peut tourner qu’en français. Comment peut-on nous inciter à faire des films internationaux, alors qu’on ne reçoit aucune aide dès lors qu’on tourne en anglais, la première langue internationale ? Il y a sûrement une réforme à mettre en place pour permettre aux producteurs français de faire aboutir leurs projets en langue anglaise. Dans notre cas, il s’agit de l’adaptation d’une pièce de théâtre française par un réalisateur français et des producteurs français.” Après avoir sollicité de nombreux acteurs du secteur, et malgré l’intérêt suscité, en France, seuls Canal+, grâce à Laurent Hassid, et Orange, grâce au regretté David Kessler, s’engageront sur le film et couvriront environ 15 % de son financement, pour un budget final d’environ 6 millions d’euros.

Les producteurs se tournent alors majoritairement vers des financiers étrangers – la chaîne britannique Film 4, le producteur de théâtre Simon Friend, qui a accueilli les pièces de Florian Zeller sur les scènes londoniennes, ainsi que David Parfitt, lauréat de l’Oscar du meilleur film pour Shakespeare in love en 1999. “Leur soutien nous a été très précieux, relate Philippe Carcassonne. Cependant, nous avons quand même dû financer nous-mêmes le développement, car les producteurs anglo-saxons dépensent rarement de l’argent de leur poche. La structure de l’industrie anglaise ne leur permet pas d’avoir de fonds propres. Il n’y a ni fonds de soutien, ni valeur de catalogue, car dès lors qu’ils concluent une vente pour la diffusion télévisée, les contrats portent sur cinquante diffusions et pour cinquante ans… Ils n’ont donc pas la marge de manoeuvre qui nous permet à nous, producteurs français, de financer nos développements.

Et Olivia devint Anne

Au lendemain de son prix d’interprétation à la Mostra de Venise en 2018 pour sa performance dans La Favorite, de Yórgos Lánthimos, Olivia Colman est choisie par Florian Zeller pour interpréter la fille du personnage joué par Anthony Hopkins. Ce choix va bonifier le financement de The Father de manière spectaculaire, puisque le vendeur international Embankment Films s’engage dès lors, et réalise immédiatement des préventes prometteuses. En bénéficiant du crédit d’impôt anglais, le coût du film est ainsi financé à hauteur de 60 %. “Avec nos perspectives de ventes, nous pouvions monter le film en négociant avec d’autres sociétés britanniques, mais cela nous aurait pris trop de temps, relatent les deux producteurs. Or, Olivia Colman ne pouvait être avec nous que durant trois semaines en mai 2019 avant de tourner la nouvelle saison de The Crown. C’est alors qu’un investisseur suisse, Christophe Spadone, avec qui nous étions précédemment en affaire, nous a apporté des fonds privés, nous permettant enfin de boucler le financement.” Et d’ajouter un coup de chapeau à l’adresse de l’actrice principale : “Lorsque nous avons négocié avec Olivia Colman au lendemain de son prix à Venise, elle n’avait pas encore été couverte de prix aux Golden Globes, aux Baftas et aux Oscars. Eh bien, même après ces triomphes, ni elle ni son agent n’ont émis le moindre souhait de revisiter le deal de départ. Ce que nous avons trouvé très élégant.

Des négociations habiles pour préserver le final cut

Le tournage a lieu durant six semaines au printemps 2019 dans un studio situé en banlieue londonienne. La postproduction se déroule quant à elle intégralement à Paris. Durant ces deux étapes, Florian Zeller est parvenu à conserver le final cut de son film – ce qui n’est pas toujours acquis, loin s’en faut, dans l’industrie anglo-saxonne. Les producteurs ont dû user de subtilités juridiques lors des négociations avec leurs partenaires britanniques. “Dans le marché anglo-saxon, le final cut est lié à la garantie de bonne fin. Vous ne pouvez pas bénéficier du soutien de Film 4 ni du crédit d’impôt britannique si vous n’avez pas cette garantie. La société garante de la bonne fin doit avoir la possibilité de reprendre le film si les conditions l’exigent”, explique Philippe Carcassonne. Et de détailler la difficile conciliation entre le droit français et le droit britannique : “Puisque le film devait, en cas de litige, être rendu à la société qui exerce la garantie de bonne fin afin qu’elle le termine, il était nécessaire d’établir un garant du final cut de l’auteur. Or, les contrats d’auteur de Florian Zeller relèvent du droit français, qui stipule que le droit d’auteur est inaliénable. Même quand on le cède. Comment concilier les deux exigences ? Nous avons négocié, et nous avons conclu un accord avec le garant de bonne fin et les financiers du film : l’arbitrage du final cut était confié à un panel où les producteurs étaient majoritaires. De cette façon, s’il y avait eu un problème quelconque sur la direction artistique du film, ce contrat nous aurait autorisés à convoquer un panel de producteurs, dont Jean-Louis Livi, David Parfitt et moi-même représentions la majorité. Nous pouvions ainsi garantir à Florian que nous exercerions pour son compte le final cut.

Ovations de bon augure

La première présentation mondiale de The Father s’est déroulée au Festival de Sundance en janvier 2020. Le film y a été ovationné. Une réception qui s’est avérée annonciatrice des nombreux succès dans toutes les cérémonies et tous les festivals où il a concouru : il a remporté une vingtaine de prix, dont le prix du public à San Sébastian, le Goya du meilleur film européen, les Bafta de la meilleure adaptation et du meilleur acteur… Il a également été nommé quatre fois aux Golden Globes. The Father est déjà sorti dans de nombreux pays, notamment aux Etats-Unis, en Nouvelle-Zélande ou en Espagne. Partout, il bénéficie d’un excellent bouche-à-oreille. En France, il sera distribué par Orange Studio et UGC Distribution dès que la réouverture des salles permettra son exploitation.

D’ici là, The Father pourrait ajouter un ou plusieurs Oscars à son palmarès, puisqu’il compte six nominations (dont celle du meilleur film), à la cérémonie qui se déroulera le 25 avril. Mais quel que soit le verdict de l’Académie, cette aventure restera hors norme, comme le confie, ému, Jean-Louis Livi : “Cela n’arrive que rarement dans une vie. Pour moi, ce film représente l’honneur de la culture française. Et pas seulement pour moi : Anthony Hopkins nous a récemment écrit pour nous remercier de lui avoir permis de jouer dans un film français en langue anglaise. Il ajoutait : l’un des plus beaux, si ce n’est le plus beau de sa carrière.” C’est dire.