Thierry Frémaux : « Nous devons nous interroger sur ce que deviendra le cinéma. Cannes regarde l’avenir. »

17 mai 2022
Le Délégué Général évoque cette 75ème édition et apporte son témoignage sur ce que pourrait être le cinéma et le Festival de Cannes de demain.

Une fois encore, votre sélection officielle fait à la fois la part belle aux cinéastes qui vous sont les plus fidèles, des frères Dardenne à Park Chan Wook, et aux nouveaux venus tels que Lukas Dhont et Kelly Reichardt… 

C’est une tradition cannoise de célébrer les cinéastes confirmés et de poser de nouveaux noms sur la carte du cinéma mondial, comme Tarik Saleh ou Léonor Seraille. C’est ce qui fait que Cannes est Cannes. Nous effectuons toujours un travail de défrichage important pour présenter des pépites aux côtés de films plus grand public comme Elvis, Top Gun: Maverick ou Mascarade de Nicolas Bedos. Qui aurait pu penser il y a encore quelques années qu’un cinéaste coréen, japonais ou suédois pourrait remporter la Palme d’or ? Qui aurait pu prédire le succès qu’a connu Drive my car l’an dernier partout dans le monde ? Tout cela constitue l’ADN de Cannes. Pour autant, nous tenons aussi à évoluer. Par exemple, nous n’aurions jamais programmé Coupez ! de Michel Hazanavicius en ouverture il y a encore quelques années, car il s’agit d’une œuvre assez disruptive. Le fait qu’Olivier Assayas et Marco Bellocchio viennent présenter une série nous permet de rester fidèles à deux auteurs qui font partie de notre famille et de montrer un travail différent. Nous avons initié la section “Cannes Première” dans cette optique.

Cela fait-il partie de la tradition cannoise de voir des auteurs grandir peu à peu et intégrer la compétition ?

Faire du cinéma aujourd’hui, c’est travailler pour des supports aussi variés que les salles, les télévisions ou les plateformes. Dans ce contexte, Cannes est un point de repère et nous permet de nous retrouver dans une certaine fidélité. Avant de remporter la Palme d’Or, Jane Campion et Nuri Bilge Ceylan avaient reçu la Palme du court métrage. Ils font partie d’une grande communauté cannoise qui se retrouve d’année en année. Claire Denis revient en compétition plus de trente ans après avoir présenté Chocolat, son premier film. Je rêve aussi de voir revenir Paul Thomas Anderson, qui avait remporté le Prix de la mise en scène en 2002 avec Punch-Drunk Love, avant de devenir un cinéaste nommé régulièrement aux Oscars. 

Comment définiriez-vous la ligne éditoriale dans votre sélection ?

Notre ligne reste la même : nous tenons à rappeler ce qu’est le cinéma, la mise en scène, et que le Festival de Cannes est un lieu de célébration de l’art cinématographique et de la profession. Je dirai aussi que la sélection de cette année fait la part belle à une langue française très singulière comme dans Les Pires et Rodéo où a été fourni un travail impressionnant sur le langage de la jeunesse française contemporaine. Un peu comme Edouard Bourdet avait procédé avec Fric Frac. Ou comme lors de l’émergence du cinéma de Spike Lee, qui a mis en avant une langue anglaise propre à la communauté noire américaine. Vous avez repensé la section “Un Certain Regard” plus largement consacrée aux nouveaux auteurs. Comment avez-vous eu cette idée ? Lorsque nous sélectionnions des cinéastes relativement confirmés à Un Certain Regard, la plupart des observateurs pensaient que nous n’aimions pas suffisamment leurs films. Or le Festival de Cannes ne se limite pas à la compétition. Il est nécessaire que les festivaliers et les journalistes puissent découvrir des films ailleurs qu’en compétition. C’est ce que je faisais moim ême lorsque j’étais festivalier, car je savais que les films présentés en compétition sortiraient en salles ultérieurement. Alors que les œuvres de cinéastes émergeants moins fortes industriellement montrées à Un Certain Regard ne seront pas nécessairement exploitées. Les cinéphiles doivent voir ces films. De fait, Un Certain Regard se recentre sur le jeune cinéma, le cinéma d’auteur plus expérimental. Le Festival de Cannes fête ses 75 ans. Avez-vous prévu des festivités particulières ? Nous allons inviter beaucoup d’artistes et profiter de leur présence pour qu’ils nous partagent leur point de vue sur le cinéma contemporain. Cette célébration du Festival de Cannes ne doit pas être une célébration du passé, mais plutôt l’occasion de partager nos réflexions sur l’avenir du cinéma et du métier de cinéaste. Je compte bien être le premier spectateur de ce grand rassemblement où s’exprimeront des visions différentes, de celles qui contribuent à l’avenir du cinéma mondial. 

Une telle initiative avait déjà été prise par Wim Wenders en 1982 à l’occasion de son documentaire Chambre 666 où il interrogeait plusieurs réalisateurs sur l’avenir du cinéma… 

Justement, la question de l’avenir du cinéma se posait dans les années 80. Mais aujourd’hui, nous devons nous interroger sur ce que deviendra le cinéma. Il triomphe partout mais il est devenu fragile en salles de cinéma. Même si je ne doute pas que les choses rentreront dans l’ordre, la pandémie a fait des ravages durant deux ans et il faudra du temps pour que tout rentre dans l’ordre. Il ne faudrait pas que d’ici 25 ans, nos enfants nous demandent pourquoi nous avons laissé mourir les salles de cinéma.

Ces dernières années, des films de plateformes tels que Roma ou The Power of the Dog ont été célébrés dans de nombreux festivals avant de triompher aux Oscars. Pensez-vous qu’il soit possible dans un avenir proche, que le Festival de Cannes puisse revoir son règlement afin d’accueillir l’ensemble des œuvres cinématographiques, quel que soit leur mode de diffusion ?

Le règlement du Festival de Cannes stipule que tout film présenté en compétition doit sortir dans les salles françaises. Or, Netflix, qui veut conserver ses films pour sa clientèle exclusive, ne veut pas présenter les films hors compétition. Je comprends cela car tout producteur souhaite placer ses œuvres parmi les meilleures. Cette année, j’aurais vraiment souhaité sélectionner Blonde d’Andrew Dominik, dont le dernier film, Cogan : Killing Them Sofly, avait été présenté en compétition. Notre conseil d’administration échange sur ce sujet de manière tout à fait ouverte et démocratique. Pour l’instant, la discussion n’a pu aboutir. Deux visions s’affrontent. Pour ma part, je défendrai toujours les exploitants et le cinéma en salles. Mais mon rôle au sein du Festival me commande de rester ouvert et de faire des propositions. Ainsi, la réflexion collective existe pour trouver la meilleure manière d’accueillir des films de plateformes en compétition, même si, le jour où cela arrive, cela ne pourra être que marginal.

Les films de plateformes disposent d’ailleurs d’une richesse cinématographique inouïe. Qui peut dire que les oeuvres d’Alfonso Cuaron ou de Jane Campion ne sont pas des films de cinéma ? Ne trouvez vous pas regrettable de “punir” ces films sous prétexte qu’ils ne sortent pas en salles ?

Ils sortent en salles souvent, à l’exception de la France. Des pays ayant une règlementation différente de la nôtre sont aujourd’hui plus libres d’initier des choses par des négociations de gré à gré alors qu’ici, la loi ne nous laisse pas de marge de manœuvre. Pour ma part, un film de cinéma reste un film qui sort dans une salle de cinéma. Nous avons besoin de travailler avec les plateformes, qui seraient également gagnantes, elles doivent le comprendre. C’est le cinéma qui a inventé ce qu’est le cinéma et tout ce qui l’entoure : les affiches, la critique, le box office… Qui pourrait s’en passer ?

Propos recueillis par Nicolas Colle et Michel Abouchahla